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  • "Ça se dispute", les chroniques de Jacques Bréchoire - 2022/2023

    Ça se dispute !

    Ça se dispute ! Drôle façon de s’exprimer, incorrecte : on se dispute, oui, mais on ne dispute pas de quelque chose. On discute plutôt de la chose.

    Nous allons quand même dire : « Ça se dispute », même si ce n’est pas français !

    Avec Jacques Bréchoire, découvrez L’ACTUALITÉ sous un angle philosophique et théologique.



    - Ça se dispute 73 -> Pourquoi philosopher ?
    - Ça se dispute 72 -> Blaise Pascal
    - Ça se dispute 71 -> La gloire du politique !?
    - Ça se dispute 70 -> Vous avez dit : Gloire ?
    - Ça se dispute 69 -> Nos puissances affectives
    - Ça se dispute 68 -> On nait libre et on le devient !
    - Ça se dispute 67 -> De la beauté de la révolte
    - Ça se dispute 66 -> L’Homme révolté
    - Ça se dispute 65 -> Justice inhumaine
    - Ça se dispute 64 -> Ce que l’homme peut désirer. Qui le sait ?
    - Ça se dispute 63 -> Le temps qui passe : Annie Ernaux
    - Ça se dispute 62 -> La joie et les passions tristes
    - Ça se dispute 61 -> La ferveur
    - Ça se dispute 60 -> Ce nouvel objet : l’ordinateur !
    - Ça se dispute 59 -> Les marchandises, les choses
    - Ça se dispute 58 -> Noël : Promesse tenue ?
    - Ça se dispute 57 -> Noël : une mémoire en partage
    - Ça se dispute 56 -> Dans le malheur : tristesse ou amertume ?
    - Ça se dispute 55 -> Nos malheurs : qu’en faire ? Que penser ?
    - Ça se dispute 54 -> L’attention : un exercice ou une mystique ? Leçon de Simone Weil
    - Ça se dispute 53 -> Il y a révolte et révolte : Albert Camus
    - Ça se dispute 52 -> La révolte, point de départ majeur de la réflexion philosophique
    - Ça se dispute 51 -> L’émerveillement
    - Lire les disputes précédentes


    Dispute 73

    Pourquoi philosopher ?

    « À quoi sert la philosophie ». Question courante et effrayante, à laquelle on est bien obligé de répondre de temps en temps, car « ça se dispute » en effet. Et nous reprenons ces chroniques sur ce sujet du pourquoi de la philosophie.

    Eh oui, c’est la rentrée aussi pour la célèbre chronique philosophique qui a déjà deux ans d’âge et qui s’est imposée dans l’univers de la pensée. (Blague).

    1 –
    Il faut expliquer pour ceux qui vont nous rejoindre, nombreux à n’en point douter (Blague) en quoi consiste la « dispute », et le titre de ces chroniques : « ça se dispute ». Ce n’est pas français en effet : on dit « ça se discute », mais le mot « dispute », est plus malin qu’on croit ! Elle nous renvoie au Moyen Âge. Rappelons en quoi consiste la disputatio médiévale.

    Dans la première chronique, nous la présentions ainsi : « Si on connaît les disputes dans les ménages ou sous les préaux, on ne sait peut-être pas que la « dispute » (disputatio) était, dans les universités médiévales un acte philosophique et théologique important. Disputer d’une chose signifie la questionner, avec véhémence s’il le faut, voir les arguments de ceux qui sont contre, puis ceux qui sont pour, et risquer sa propre réponse et enfin reprendre de façon détaillée aux objections du début.. On arrive ainsi à faire advenir la vérité, qui d’emblée n’est pas évidente. Telle est la « dispute ».

    Cette dispute s’impose au nom de la recherche de la vérité et du devoir de dire le vrai et de vivre en vérité. Car ce devoir de vérité ne peut pas être accompli seul, sans l’« entre-tien » avec les autres qui cherchent comme nous, la même vérité. La disputatio était une recherche de la vérité à plusieurs, d’où son inestimable valeur.

    Les protagonistes de cette discipline partent du constat que « les discours indésirables sont en passe d’être « Interdits ». Chacun reste campé sur sa position. « Dans ce moment difficile, le savoir-faire médiéval de la disputatio s’avère précieux » (La Croix, 5 avril 22). « L’objectif de la disputatio n’est pas forcément de créer du consensus, mais de parvenir à un désaccord ou un dissensus éclairé (réfléchi »). L’exercice oblige surtout à ne pas s’enfermer dans ses convictions intimes – même si nous devons en avoir évidemment ». Nous en avons bien besoin dans nos cercles catho.

    2 –
    Eh bien, recommençons d’emblée ces chroniques avec la question du bien fondé de la philosophie. Pourquoi philosopher ? Et comme nos chroniques ont pour principe de toujours citer les auteurs, les grands de la philosophie, citons notre ami Descartes soi-même, notre philosophe national cocorico.

    « Il peut paraître étonnant que les pensées de poids se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l’emprise de l’enthousiasme et de la force de l’imagination. Il y a en nous des semences de science, comme en un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination ; elles brillent alors davantage » (Descartes, Olympiques).

    Citation magnifique, et dans quel français ! Mais enfin, il faut s’y reprendre sans doute à plusieurs fois pour entrer dans le sujet, car le langage des philosophes n’est pas celui entendu au café du commerce ! On peut retenir :

    - Il s’agit d’avoir des « pensées de poids », et donc ne pas en rester au bavardage par définition répétitif. Même si ça fait du bien de temps en temps de « causer pour rien dire » (dans le patois gâtinais : « causa por rin dire » : il y a une certaine profondeur aussi dans ces paroles inévitables lorsqu’on en a en société.

    – La réflexion philosophique ne doit pas se prévaloir d’une mission condescendante auprès de ceux qui ne penseraient pas selon ses manières propres ou selon d’autres types de langage. Descartes pense, ici, que la poésie lui est supérieure ! Humilions-nous.

    - La supériorité de celle-ci lui vient de ce qu’elle est issue de l’enthousiasme (du délire) du poète, et, faisant appel à l’imagination, elle acquiert une grande force de persuasion, car les images nous remuent plus que les syllogismes. Elles sont « parlantes », parlantes à nos émotions, à nos sens, à notre corps et à notre cœur.

    - L’une et l’autre, la poésie et la philosophie, sont en nous toutes les deux réunies, comme des semences de feu contenues dans un silex, qui n’attendent que notre permission pour jaillir en étincelles. Où on voit donc que la philosophie elle-même contient du feu, et pas seulement la poésie. Descartes se refuse à choisir ou opposer deux types de langages qui n’auraient rien à voir entre eux. Intéressant donc, de voir ce rapprochement d’origine entre les deux – tirées du même silex -, et que la philosophie, elle aussi, joue avec le feu.

    - La seule différence – et de taille tout de même -, est que l’une use de raison (raisonnements, arguments…), et l’autre d’imagination (touchant les sens, les émotions, le corps et le coeur). La philosophie est donc l’usage de la raison au service de la vérité, et de la vie en vérité – la nôtre, très concrètement.

    - Mais qu’est-ce que la raison ? Aïe ! Une réflexion s’impose et nous demande de sauter dans une nouvelle dispute. Occasion de réveiller en nous « les semences du feu philosophique, contenues comme dans un silex ! Pas mal, non, Monsieur Descartes ! Un peu pompier peut-être.


    Dispute 72

    Blaise Pascal

    Chronique avant la pause estivale. L’actualité nous impose notre sujet. Il n’est pas matière à dispute en fait, tant Pascal est un génie reconnu par tous. C’est notre pape François qui a la bonne idée de marquer le 4e centenaire de sa naissance par une Lettre apostolique (« Grandeur et Misère de l’homme »). Elle est sur internet.

    1 – Clermont-Ferrand, Puy de Dôme.

    Nous sommes renvoyés au XVIIe s. Il naît à Clermont Ferrand le 19 juin 1623. Une statue de Pascal le rappelle que l’on voit dans un coin d’un modeste square excentré. On ne lui a pas offert la grande place de Jaude au cœur de la cité. C’est déjà Pascal : un génie scientifique, philosophique et religieux, ayant traversé l’existence dans la modestie d’une vie humble, « ordinaire », en retrait dans son square.

    C’est un savant. Tout près, au sommet du Puy-de-Dôme, il découvre les lois de la pression atmosphérique : Il s’aperçoit par les liquides introduits dans un tube, que la pression est différente sur le sommet du Puy de Dôme par rapport à la ville en contrebas.

    Le Puy-de-Dôme ne va pas sans évoquer pour un de mes lecteurs bienveillant, légèrement délirant aussi « une étape célèbre du Tour de France 2023, partant de Saint-Léonard de Noblat (pays de Raymond Poulidor comme chacun sait) avec arrivée au sommet du Puy-de-Dôme, là où dans les années 60 Raymond (Poulidor) avait grappillé environ 30 secondes à Jacques (Anquetil), mais pas suffisamment pour lui ravir le maillot jaune. Que Saint Blaise, Saint Raymond et Saint Jacques veillent sur nous depuis ce Thabor auvergnat ! » Merci G.T.

    2 – Le Mémorial

    Pourquoi ne pas retenir l’un ou l’autre texte majeur de Pascal. Celui du Mémorial comme on l’appelle, un texte cousu dans la doublure de son vêtement, découvert après sa mort. Il y raconte une expérience (mystique) fulgurante qui survint le 23 novembre 1654.

    « L’an de grâce 1654, Lundi, 23 novembre. Jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe… Depuis environ dix heures et demie du soir jusque environ minuit et demi,

    FEU. « DIEU d’Abraham, DIEU d’Isaac, DIEU de Jacob » non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. DIEU de Jésus-Christ. Oubli du monde et de tout, hormis DIEU. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

    Grandeur de l’âme humaine. « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. ». Joie, joie, joie, pleurs de joie. Je m’en suis séparé…« Mon Dieu, me quitterez-vous ? » Que je n’en sois pas séparé éternellement. « Telle est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. ». Jésus-Christ. Jésus-Christ. Je m’en suis séparé ; je l’ai fui, renoncé, crucifié. Que je n’en sois jamais séparé.

    Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile : Renonciation totale et douce. Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur (le directeur de conscience, le confesseur). Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. « Que je n’oublie point tes paroles » Amen. »

    Voilà ce texte. On est frappé de constater que si Pascal est un homme de la raison et du savoir, il privilégie les valeurs du coeur avec ses grands affects : Joie, pleurs de joie, certitude, sentiment, paix, feu… « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas » écrira Pascal. Frappé aussi par cet attachement hors du commun à Jésus-Christ, par cette soumission intégrale. Pascal, une grande figure religieuse.

    3 – Le divertissement

    Pascal écrit dans ses célèbres Pensées qu’il est difficile de se tenir à la réflexion, à la relation à Dieu, au souci de son âme... L’homme évite cette tâche jugée pénible, par les divertissements. Toutes les occasions sont bonnes pour se divertir : le travail, les loisirs, la vie mondaine, les affaires… La liste a considérablement grossi depuis Pascal (internet, jeux vidéo, le fameux smart phone omniprésent et omniscient - votre chroniqueur en a évidemment un. Pascal écrit que si l’homme écarte de lui l’idée de « son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide », alors « il sort de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ». C’est Pascal qui le dit : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

    4 – Les trois grandeurs

    Une autre doctrine de Pascal a besoin d’être ravivée, devenue inactuelle. La doctrine des trois ordres ou des trois grandeurs. Il distingue les trois ordres, celui des corps, celui des esprits, la charité. Les grandeurs charnelles, les grandeurs spirituelles, les grandeurs de charité. « Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un autre ordre infiniment plus élevé ». Les grandeurs de charité (amour) sont plus importantes que le corps et l’esprit. Comment en sommes-nous arrivés à oublier cela ? Pascal nous le rappelle.

    5 – La condition humaine, grandeur et misère

    Sa réflexion sur la condition humaine continue de remuer les cœurs. C’est probablement le côté le plus actuel de Pascal, comme si cette doctrine résistait et traversait les siècles, dans une sorte d’opération vérité : on ne triche pas avec Pascal.

    En effet, il souligne le côté foncièrement ambivalent de la condition humaine. L’homme est grandeur et misère, une confrontation des deux au long de toute l’existence, jamais totalement guérie. La grandeur de l’homme capable de développer ses capacités (corporelles, spirituelles, de charité…), capable d’être image de Dieu, appelé à la vie éternelle… La misère de l’homme, du fait de sa faiblesse, de ses fragilités, de ses tentations redoutables, de ses vices, de son péché. Pascal ne veut pas qu’on passe sous silence cette seconde réalité.

    Des lecteurs assidus de Pascal ne s’y sont pas trompés : Jacques Julliard, dans une réflexion sur la politique, critique les idéologies positives, infaillibles, qui ignoreraient les faiblesses humaines, pour en rester au niveau des idées (idéologies) et non de la réalité (le plancher des vaches). Ces courants ignorent, dit-il, le péché originel ! Jean-Jacques Rousseau optimiste et faiseur d’illusions, l’a ignoré, pas Pascal.

    Paradoxalement cette lucidité qui pourrait paraître pessimiste, démoralisante, est accompagnée chez Pascal de la Joie, des pleurs de joie.

    Camus ne dira pas autre chose : « J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal » (L’été, p. 183).

    6 – La maladie

    Et puis Pascal connaît la maladie : « Si les médecins disent vrai, et que Dieu permette que je relève de cette maladie, je suis résolu de n’avoir d’autre occupation ni d’autre emploi tout le reste de mes jours que le service des pauvres ». Il a écrit un livre sur la maladie : « Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies ». Il meurt à 39 ans, le 19 août 1662. Il est inhumé en l’église saint Etienne-du-Mont à Paris, près d’un pilier de la chapelle de la Vierge à l’écart de la grande nef, pour ne pas gêner.

    Continuerons-nous de nous disputer à la reprise de septembre ? Bon été à tous.

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    Dispute 71

    La gloire du politique !?

    Le titre de cette chronique est déjà une provocation et l’objet d’une très grande dispute ! Une des plus grandes sans doute ! N’a-t-on pas plutôt le sentiment que la politique est une chose besogneuse, difficile, aléatoire… sans gloire justement, surtout par les temps qui courent.

    Mais dans le même temps nous assistons à une authentique manifestation de gloire politique, dans l’engagement volontaire des soldats ukrainiens pour défendre leur pays : s’ils renonçaient à cet engagement, ils perdraient la face, vis-à-vis de leur pays et vis-à-vis d’eux-mêmes. Comme si rien n’était désespéré en matière de politique et que du nouveau pouvait apparaître toujours.

    L’immense philosophe politique contemporaine, Hannah Arendt, a magnifiquement parlé de la gloire propre au politique. Elle s’inspire évidemment –comme nous tous !!!– d’Aristote, et voilà que beaucoup auront de la peine à la suivre : « Il faut… poser que c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble » (Aristote, Politique III, 9, 1281 a 2-3).

    Cela mérite explication évidemment : comment ? Le vivre ensemble n’est-il pas premier en politique ? Scandale. Mais enfin, suivons sa magistrale démonstration.

    1 – L’action

    Qu’est-ce que le politique ? Pour répondre, H. Arendt distingue trois grands types d’activités humaines : le travail, l’œuvre et l’action. La vie politique ne relève pas de la sphère du travail – qui gère l’utile, la vie et la survie et est essentiellement de la sphère du social. Ni des œuvres qui ont un caractère plus gratuit, non utile, plus noble, comme les œuvres d’art. L’engagement politique, quant à lui est à proprement parler l’Action.

    Pour elle, le genre de vie politique (bios politikon) met en œuvre deux facultés essentielles : l’action (praxis) et la parole (lexis). Elles sont unies et elles sont supérieures à toute autre faculté. C’est le cas d’Achille, « faiseur de grandes actions et diseur de grandes paroles » (p. 79).

    Or l’action et la parole relèvent du domaine public (et non privé par conséquent). Et c’est en public que se révèle l’homme politique, de deux manières : par l’engagement pratique et par la prise de parole. Il est amené à agir et en même temps à parler de son action (pour la défendre, pour encourager à la suivre, pour mobiliser les affects – voir les discours de Churchill pendant l’attaque de l’aviation allemande).

    2 – L’apparaître

    La politique est de l’ordre du public, l’homme politique « apparaît » en public, c’est vraiment sa caractéristique. Nous ne sommes plus dans le privé avec ses limites : le privé est justement « privé » de publicité, de gloire, d’où sa limite.

    Hannah Arendt pense que l’homme politique, de par son Action, se révèle à lui-même et au monde comme un être nouveau, dans une condition nouvelle. Il s’agit véritablement de révélation : l’homme politique naît à un être nouveau. L’autrice, s’appuyant sur st Augustin, montre que dans l’apparaître en public, il y a comme une « seconde naissance » qui consiste à confirmer et assumer la première naissance, la naissance physique. Toutes choses que ne produisent pas le travail ni l’œuvre qui peuvent avoir lieu sans ce choix de vivre ce type de vie.

    3 – La gloire

    Cet « apparaître » en public, dans l’action politique, peut s’appeler « gloire ». L’exercice de l’acte politique (quel qu’il soit : président, maire, député…). Elle est certes un service –sans doute en premier lieu, le service d’un peuple ou d’un groupe de personnes-, mais elle se manifeste dans un affect de gloire, qui consiste dans un rayonnement de plénitude et de beauté (voir chronique 70). Il y a comme un dévoilement de la capacité d’action d’un homme engagé dans le service public de la politique.

    « En raison de sa tendance inhérente à dévoiler l’agent en même temps que l’acte, l’Action veut la lumière éclatante que l’on nommait jadis la gloire, et qui n’est possible que dans le monde public » (« La condition de l’homme moderne », dans L’humaine condition, Quarto Gallimard, p. 204) ?

    « Les monuments au Soldat inconnu après la Première guerre mondiale témoignent du besoin de glorification qui existait encore, du besoin de trouver un « qui », quelqu’un d’identifiable que quatre années de tueries auraient dû révéler… » (p. 205).

    4 - Inquiétude

    H. Arendt met en cause l’évolution du monde contemporain : le travail et l’œuvre en viennent à « manger » le politique. Il y a là matière à réflexion pour nous aujourd’hui.

    « L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs… C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes par lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté… Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société… Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privée de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire » (HC, p. 62) ?

    On peut souligner les mérites d’un tel diagnostic plutôt sévère. Elle veut nous faire apercevoir nos nombreuses et inconscientes dépendances dans la vie privée, dans le travail et même dans les œuvres de culture ou d’art. Elle pense que la société est enfermée en elle-même (Jean-Claude Eslin, Hannah Arendt, L’obligée du monde, Michalon, p. 88).

    « Elle nous alerte sur les illusions et les inévitables déceptions de chercher la liberté dans des domaines où on ne peut la trouver ; « une société de travailleurs sans travail » nous attend… si nous nous résignons à l’effacement du politique » (Eslin, p. 88).

    « En conséquence, nous nous accordons mutuellement des mondes privés, desquels nous n’exigeons rien d’autre que la cohérence » (Eslin, p. 90). Le repli sur le privé est évident aujourd’hui, comme s’il s’agissait de se protéger du public agressif. Elle diagnostique « la tendance irrésistible à tout envahir, à dévorer les sphères anciennes du politique. »

    5 – Bémols

    Cette chronique visait à revaloriser le politique. Certes, on le fait en soulignant sa mission de service du bien commun et de son « service social ». Mais il doit y avoir derrière ce service – ou en son cœur -, l’attrait de la gloire. Sans la gloire, rien ne se construit publiquement.

    Nous avons montré que cet attrait ne concernait pas uniquement le politique : on a parlé de la gloire des jeunes mariés au jour de leur noce – leur manifestation dans l’espace public… On a parlé aussi et combien, de la gloire de Jésus dans sa révélation publique à notre monde, dans sa chair humaine.

    L’autre correctif est de dire que la finalité du politique va jusqu’à l’instauration de l’amitié politique entre les membres de ce peuple, gouvernants et gouvernés. Hannah Arendt, à la suite d’Aristote, parle magnifiquement de l’amitié politique.

    Mais la gloire demeure. Il ne faudrait pas l’oublier. Quitte à aller à contrecourant ! L’affect de gloire nous constitue comme hommes. Il faut revaloriser le social : c’est également une tâche. Mais il ne s’agit pas du politique en tant que tel. Gros débats en perspective, appel à la charité chrétienne.

    Une chronique peut-être un peu difficile, Aïe ! La dernière chronique avant la pause estivale, promis, nous mettra déjà un pied sur le sable des bords de mer.

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    Dispute 70

    Vous avez dit : Gloire ?

    Cette semaine, rencontre œcuménique prêtres-pasteurs à Lusignan ; Au menu un partage sur le passage de l’Evangile de Jean, chapitre 17, appelé « La prière de Jésus ». Il y est beaucoup question de « gloire ». Cela nous a valu une belle et bonne dispute.

    1 –
    Quand on lit cette prière que Jésus adresse à son Père en présence des disciples, on a une impression de plénitude : Jésus arrive à la fin de son ministère public – demain, ce sera la passion et la mort. Il reprend toute sa vie, toute sa mission en termes de gloire : il demande à son Père de le glorifier, comme il l’a glorifié lui-même au long de son ministère ; et même il félicite les disciples d’avoir glorifié le Fils (et le Père) par leur accueil de Jésus, disciples qui eux-mêmes ont été glorifiés par lui. Déluge de gloire, dans tous les sens, glorification réciproque.

    On a l’impression saisissante que tout est accompli, et bien accompli. Ce que Jésus eut à faire, c’est fait et bien fait. C’est pourquoi il est digne qu’on le glorifie, qu’on en fasse l’éloge, dans la reconnaissance. Il y a comme une idée de plénitude dans la gloire, de plénitude tranquille, paisible qui fait dire : que c’est beau et grand, combien cela est source d’une joie parfaite, sans résidus. C’est cela la gloire : un rayonnement de quelque chose de grand et de beau à la fois.

    2 –
    Pour donner une idée de ce qu’est la gloire, pourquoi pas un petit détour par le grand écrivain, Albert Camus. Dans son livre « Noces » (Gallimard Folio, poche, pas cher !). Il parle de Tipaza, petite ville de la côte méditerranéenne à l’ouest d’Alger, à 69 kms. Il a fait là une l’expérience de la gloire – il le dit lui-même. On peut se laisser porter par la poésie de ce texte. Quelques extraits

    « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre… (p. 11). « Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l’espace » (p. 15).

    « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu « Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde » (p. 16-17).

    « Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux… Mais à d’autres moments, je ne peux m’empêcher de revendiquer l’orgueil de vivre que le monde entier conspire à me donner » (p. 18).

    « J’avais au cœur une joie étrange, celle-là même qui naît d’une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu’ils ont conscience d’avoir bien rempli leur rôle, c’est-à-dire au sens le plus précis, d’avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu’ils incarnent, d’être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l’avance et qu’ils ont d’un coup fait vivre et battre avec leur propre cœur. C’était précisément cela que je ressentais : j’avais bien joué mon rôle. J’avais fait mon métier d’homme et d’avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l’accomplissement ému d’une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d’être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction » (p. 20).

    « A présent du moins, l’incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute ma race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels » (p. 21).

    « Il n’est pas toujours facile d’être un homme, moins encore d’être un homme pur. Mais être pur, c’est retrouver cette patrie de l’âme où devient sensible la parenté du monde, où les coups du sang rejoignent les pulsations violentes du soleil de deux heures » Le soir ou après la pluie, la terre entière, son ventre mouillé d’une semence au parfum d’amande amère, repose pour s’être donnée tout l’été au soleil. Et voici qu’à nouveau cette odeur consacre les noces de l’homme et de la terre, et fait lever en nous le seul amour vraiment viril en ce monde : périssable et généreux » (p. 49-. 50).

    3 –
    Pas mal, non ? Camus, dans cette expérience inoubliable de la beauté de Tipaza, parle de la gloire. De même, l’évangéliste st Jean parla de la gloire au sujet de Jésus : même idée de grandeur et de beauté, idée de plénitude, d’accomplissement – rien ne cloche. Et même, sentiment d’orgueil de pouvoir connaître quelque chose d’aussi grand.

    Un immense théologien de l’Eglise réformée, montre que si on oublie la gloire et la beauté, la religion devient ennuyeuse, trop sérieuse, trop appliquée. Il dit :

    « Mais nous ne pouvons méconnaître que Dieu est glorieux de telle manière qu’il respire et répand la joie, et qu’ainsi tout ce qu’il est revêt la forme de la beauté. Sinon sa gloire pourrait éventuellement être une grandeur morose. Dans tous les cas, quand on n’envisage pas les choses de cette manière, la proclamation de la gloire de Dieu (même lorsqu’elle s’accompagne de la meilleure volonté du monde, du plus grand sérieux et du plus grand zèle) devient, en sourdine, mais peut-être d’autant plus dangereusement, quelque chose de triste, de terne, de « sans humour » - pour ne pas dire quelque chose d’ennuyeux qui, finalement ne convainc personne.

    Si on le veut, on pourra s’exercer à repérer dans le livre des Psaumes, combien la gloire et la glorification sont omniprésentes : la création « suinte » de gloire et de beauté (Psaume 103), les arbres, l’eau, les grands phénomènes atmosphériques, l’éclosion de la semence, la saison des moissons, le gazouillis des oiseaux, la paix du peuple, l’agilité du chevreuil… la beauté des femmes, la vigueur des hommes, etc. Sans parler des glorieux événements du salut : le passage de la Mer, le roi David, le retour d’exil…

    L’orgueil d’être un homme, l’orgueil d’être un croyant.

    N.B. La gloire, nous pouvons en faire l’expérience à d’autres occasions : certains mariages où il est manifeste que se vit une impression de plénitude toute simple, et de beauté sans recherche. Les partenaires semblent dire publiquement : Voilà, nous nous aimons : cette évidence nous vous la partageons ; un bonheur complet, accompli où rien ne manque.

    Une autre expérience de la gloire concerne l’action politique. C’est la grande philosophe politique Hannah Arendt qui en a parlé magnifiquement. Une nouvelle dispute en perspective. A bientôt si vous n’êtes pas épuisés ! Votre chroniqueur, lui, ça va.

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    Dispute 69

    Nos puissances affectives

    Autour d’une table de restaurant, avec une personne amie. Nous partageons ce jour-là, notre sorte de déception face à la vie telle qu’elle va ; sentiment de platitude, ambiance de violence extrême, décourageante, déprimante, difficile paix sociale qui agresse le meilleur de nous-mêmes, banalité des conversations, généralisation d’une vie sans trop d’idéal… Du raplapla, voire de la vulgarité. On voudrait d’autres sentiments plus nobles, plus élevés, plus profonds. Une fatigue des grands sentiments. Tout ceci exagéré, sans doute, mais enfin…

    1 –
    Une grande figure de notre religion, pas encore très connue, le cardinal John-Henry Newman, prêtre anglican devenu catholique, canonisé par le pape François, a connu en son siècle (XIX s.) cette sorte d’insatisfaction, et il a magnifiquement décrit ce que peut être cette vie, et le désir d’une vie autre, plus riche. Il y a une petite musique des pensées de Newman assez caractéristique : une sorte de nostalgie du bien et de la perfection, une sorte de « tristesse selon Dieu » : Newman ne se fait pas d’illusions sur le genre humain et sur lui-même, et il ne rechigne pas à insister sur le sérieux, la sévérité de notre religion. Mais il sert par là une vision très positive de la vie selon Dieu, une vision on pourrait dire glorieuse de l’existence ?

    Nous pourrions préférer une approche positive de la vie, avec nos engagements, nos capacités d’action, de sentiments. Il y a donc une petite dispute sur ce sujet.Tant mieux. Newman est un écrivain talentueux : citons-le abondamment et laissons nous conduire.

    2 –
    Voici ce qu’il prêche à ses paroissiens de l’église sainte Mary de l’université d’Oxford, au temps de sa période anglicane, le dimanche 9 juin 1839. Il traite de la qualité de l’âme de ses paroissiens. Il montre qu’elle dépend des grandes affections humaines.

    « Donc le bonheur de l’âme, dis-je, consiste dans le déploiement des puissances affectives ; non dans les plaisirs des sens, non dans l’activité, non dans l’excitation, non dans l’estime de soi, non dans la conscience de son propre pouvoir, non dans le savoir ; notre bonheur ne réside dans aucune de ces choses, mais bien dans le jaillissement, dans l’emploi, dans la nourriture de nos affections. Comme la faim et la soif, comme le goût, l’ouïe et l’odorat, sont les canaux à travers lesquels notre corps reçoit du plaisir, de même les affections sont les instruments qui font goûter du plaisir à l’âme. Quand elles ne sont pas développées, qu’elles sont contraintes ou déviées, elle est malheureuse. C’est là notre effective et véritable joie : non pas de savoir, ou de prétendre, ou d’ambitionner, mais d’aimer, d’espérer, de se réjouir, d’admirer, de révérer, d’adorer. Notre effective et véritable joie réside dans la possession d’objets en lesquels nos cœurs puissent se reposer et goûter la plénitude. (Sermons paroissiaux 5, p. 268)

    3 –
    Ensuite, Newman montre que ces puissances affectives (qui nous font aimer, désirer, jouir) doivent avoir Dieu pour visée : l’âme doit porter son attention à la pensée de Dieu, rien de moins.

    « Eh bien, s’il en est ainsi, voilà d’emblée une raison de dire que la pensée de Dieu et elle seule est le bonheur de l’homme. Car bien qu’il y ait ailleurs beaucoup de choses qui puissent servir d’objets de connaissance, de motifs d’action ou de moyens d’excitation, les affections elles, demandent quelque chose de plus grand et de plus durable que rien de créé. Ce qui est nouveau et inattendu frappe mais n’influence pas ; ce qui est agréable ou utile n’engendre aucune révérence, le moi ne provoque pas le respect et le savoir pur n’éveille pas l’amour. Celui seul qui a fait le cœur suffit à le combler. Je ne dis pas, naturellement, que nul en dehors du Créateur tout-puissant ne peut susciter notre amour, notre respect, notre confiance et y répondre ; l’homme peut faire cela pour l’homme... Mais tout compte fait nos affections débordent une pratique de ce genre et aspirent à un objet plus stable…

    4 –
    Il prend la comparaison du canal qui force le courant, et de la rivière qui « épanche » son eau.

    « Il y a une autre raison vers laquelle je préfère attirer votre attention : le contempler, et ne contempler que lui, peut pleinement ouvrir et soulager l’esprit, le déverrouiller, absorber et fixer nos capacités affectives. Certes, nous pouvons aimer des créatures de manière très intense, mais une telle affection, lorsqu’elle est détachée de l’amour du Créateur, est comme un puissant courant engagé dans un canal étroit : impétueuse, véhémente, trouble. Le cœur s’élance, pour ainsi dire, vers une seule porte ; ce n’est pas un épanchement de tout l’être. Les créatures ne peuvent pas nous ouvrir, ou mettre en œuvre, les dix mille sens mentaux que nous possédons, et qui nous font accéder à une vie véritable. Aucune autre présence que celle de l’auteur de notre être ne peut entrer en nous car il n’en est pas d’autre à laquelle le cœur tout entier, avec toutes ses pensées et ses sentiments, puisse être totalement ouvert et soumis… Si l’expression n’est pas trop audacieuse, celui qui est infini peut seul être sa mesure, lui seul peut constituer une réponse au mystérieux composé de sentiments et de pensées que le cœur humain porte en lui » (269-270).

    5 –
    Newman, sans aucune dépréciation des incroyables capacités humaines – qu’il honora lui-même (puissance de pensée, capacité d’amitiés, musique…), voulait dès sa jeunesse (15 ans), quelque chose à révérer, c’est-à-dire une réalité plus grande que tout. C’est la définition célèbre que le théologien saint Anselme donne de Dieu : « l’être tel que rien de plus grand ne se puisse imaginer ».

    « La vie passe, la richesse s »envole, la popularité est volage, les sens s’émoussent, le monde change, les amis meurent. Un seul être est constant, un seul est fidèle envers nous, un seul peut être fidèle, un seul peut être tout pour nous, un seul peut répondre à nos besoins, un seul peut nous entraîner vers notre pleine perfection, un seul peut donner un sens à notre nature complexe et compliquée, un seul peut nous donner l’accord et l’harmonie, un seul peut nous former et nous remplir » (p. 275).

    « A présent, il (l’homme) essaie de contenter son âme avec ce qui n’est pas du pain, ou il croit que l’âme peut prospérer sans nourriture. Il s’imagine qu’il peut vivre sans but. Il s’imagine qu’il se suffit à lui-même. Il suppose que la connaissance suffira à le rendre heureux, et que l’activité ou l’estime d’autrui ou ce qu’on appelle la réputation ou les agréments et les plaisirs de la richesse lui suffisent. Quel état vraiment déshérité que cette froideur et cette sècheresse de l’âme dans lesquelles tant de gens vivent et meurent, grands et petits, savants et illettrés. Bien des hommes éminents, bien des paysans, bien des hommes d’action vivent meurent le cœur fermé » (p. 275).

    6 -
    Le jeune Newman, à 15 ans vécut cela : « Quand j’eus quinze ans, un grand changement se fit dans mes pensées… Cette expérience m’isola des objets qui m’entouraient, elle me confirma dans la défiance touchant la réalité des phénomènes matériels ; et elle concentra toutes mes pensées sur les deux êtres – et les deux êtres seulement - dont l’évidence était absolue et lumineuse : moi-même et mon créateur » (Apologie, Desclée de Brouwer, 1966).

    Ce qu’il dit est d’autant plus convaincant que, en même temps, il fut le témoin de son temps, l’artisan de son développement, l’écrivain et le penseur reconnu de tous, l’homme aux riches affections humaines.

    N.B. 1. Il ne faut pas confondre chez lui les affections et les sentiments. Il ne s’agit pas de l’invitation à une vie religieuse sentimentale. Révérer quelqu’un de plus grand que nous, ce n’est pas très sentimental ! Mais c’est l’affect de toute vie religieuse digne de ce nom. « Révérer » n’est plus un mot répandu de nos jours. Ce mot fait réfléchir cependant, il faut le garder : on ne peut pas parler de l’amour de Dieu, par exemple, en laissant tomber cette affection fondamentale. Bien au contraire, elle incite à un grand amour, un amour de Dieu, un amour de la vie, un amour des autres.

    N.B. 2.Dans le langage biblique, chez Jean en particulier, cette plénitude qui oblige notre révérence, s’appelle la « gloire ». Il y en elle l’idée de grandeur hors du commun, dont les hommes communs, ordinaires font l’expérience (les disciples). Un rayonnement de beauté, de densité, de puissance qui éclipse, un instant, tout le reste, qui éclipse la banalité des jours. Ce mot de « gloire » nous vaudra bien une chronique.

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    Dispute 68

    On naît libre et on le devient !

    Rencontre bien agréable de 20 jeunes professionnels ces jours-ci. La « dispute », sérieuse et animée, porte sur le thème de la liberté. S’il est un sujet à dispute, c’est bien la liberté, tout le monde en conviendra. Les bacheliers se rompent les reins sur sa définition. Les philosophes y vont de leur cacophonie, comment alors les croire ?

    Malgré cela, sans cesse nous sommes provoqués à réfléchir sur la qualité de notre liberté. Nous n’avons pas à attendre que la conception intellectuelle de la liberté soit résolue, mais c’est maintenant, et demain que sa nécessité se fait sentir, et sollicite notre raison pratique. Eh oui, il y a un savoir pratique – et pas seulement intellectuel (celui de la raison pure, dirait Kant). Il y a donc un savoir pratique de la liberté. Qu’est-ce que cela donne ??

    1 –
    La prise de conscience récente de nos dépendances à l’égard de la nature, des animaux et des autres humains, grâce à l’écologie change beaucoup la donne. Est devenue impossible, irréelle, d’un autre monde, une liberté autoproclamée, isolée dans son pouvoir discrétionnaire ou son jeu égoïste et capricieux… C’est beaucoup plus clair maintenant : il faut introduire dans l’exercice de notre liberté, cette dépendance à l’égard d’autres réalités que nous.

    Qu’est-ce qu’un homme libre dépendant ? Un ouvrage philosophique récent a pour titre : « L’homme, cet animal rationnel dépendant » (Alasdair Macintyre). Il y a seulement quelques années, un tel titre aurait été invraisemblable : mettre la dépendance, au cœur même d’une définition de l’homme ! Arrimer à ce point l’homme à son animalité….

    Une autre raison qui nous « oblige » à revoir la question de la liberté – la liberté concrète, la nôtre au quotidien -, est le besoin d’une conception plus riche de la liberté, qui soit plus entraînante, désirable, motivante, pour qu’on puisse lui faire honneur.

    2 –
    La conception « faible » de la liberté consiste à faire ce qu’on veut, à faire une chose avec la capacité de ne pas la faire. C’est vrai que c’est le béaba de la liberté. On l’appelle dans le jargon des philosophes, le « libre arbitre ».

    C’est la conception courante qui, poussée à l’extrême devient une liberté de caprice, et en plus extrêmement dangereuse pour les autres, la nature, la terre… C’était la question qui est revenu dans notre groupe : « Pourquoi être libre, ce n’est pas faire ce qu’on veut quand on veut ? » Exemple de la dépendance à des lois pour un citoyen, à un supérieur dans une communauté religieuse, à des rites, des doctrines pour ceux qui professent une religion. Et également dans le cadre de la vie professionnelle, qu’en est-il da la liberté au sein d’une entreprise avec patron, cadres, impératifs de résultats…

    Il faut enrichir la liberté – en clair il faut que nous devenions concrètement plus libre. Cela peut être fait en montrant qu’il y a une autre conception de la liberté que celle du libre arbitre : la liberté de désirer et de vouloir le bien. Non pas seulement faire ce qu’on veut mais faire en sorte que nous voulions le bien qui anime notre désir le plus profond.

    Est de plus en plus libre celui qui est de plus en plus vertueux (la vertu étant l’exercice habituel d’une vie bonne, vécue selon le bien). Pour preuve, psychologiquement, quand nous commettons une action mauvaise, on se sent enfermé dans sa faute, on n’est pas libre et on a besoin d’être libéré. L’exercice du bien, à l’inverse, libère, dilate notre « moi », crée de la liberté.

    3 –
    Libre arbitre et liberté : les deux, avec une hiérarchie entre les deux. On peut dire que nous sommes libres par nature – nous naissons libres, en tout cas structurellement, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit : c’est le libre arbitre. Et nous devenons libres par nous-mêmes, dans l’exercice de la vie bonne. Le slogan célèbre de Simone de Beauvoir au sujet des femmes, dans son livre « Le deuxième sexe » : « On ne naît pas femme, on le devient », pourrait être repris mais en le complétant évidemment : « On naît libre et on le devient » (ce qui vaut aussi pour les femmes… et les hommes !). Cela donne à la liberté une grande richesse de contenu, un grand dynamisme et une grande désirabilité.

    4 -
    Et puis il nous a fallu aborder une autre distinction très féconde, pour rendre compte de la liberté : la liberté de conquête et la liberté de consentement. La liberté de conquête comme je l’appelle, c’est d’être à l’origine de nos actions, avec le risque toujours de dépasser les limites et de devenir violent.

    La liberté de consentement est plus subtile, car elle honore nos dépendances. En effet, si nous dépendons autant des autres, de la nature, des bêtes, de soi-même (son caractère, sa mortalité…), il faut « réaliser » que ces dépendances sont riches, précieuses, vitales. Et qu’alors il n’y a pas de honte à devoir dépendre, bien au contraire, mais de faire de la liberté avec ces dépendances, et non pas à côté ou contre. C’est une liberté royale !

    5 –
    Faire de la liberté avec nos dépendances, c’est consentir (selon l’étymologie, « sentir avec ») :

    Sentir avec la terre. La terre et moi : oeuvrons ensemble, puisque nous sommes dépendants l’un de l’autre. Consentons à la terre, épousons ses contours, ses volontés propres ; accueillons ses fruits… et ses revers.

    L’autre et moi : consentons, « sentons ensemble » ce que nous sommes tous deux ou à plusieurs, dans la vie sociale, estimons-nous, faisons du « commun » puisqu’une vie fraternelle est si bénéfique... « Personne ne choisirait de vivre sans amis, eût-il tous les autres biens » (Aristote).

    Les êtres vivants et moi : accueillons cette « connivence » avec les bêtes. Nous vivons ensemble, en effet, de la même vie, bien que de façon propre, bénéficiant de leur compagnonnage, de leur vie propre, de leur beauté, de leur participation à notre vie, à notre nourriture, à nos travaux, à nos loisirs, en respectant cette liberté des bêtes qui ne sont pas qu’à notre service.

    Et ainsi pour l’ensemble des réalités qui nous « touchent » (physiquement, psychologiquement)… Le consentement n’est-il pas ultimement un « toucher » (le philosophe Merleau-Ponty appelle ce toucher, « la chair ».

    Telle est la façon de faire de la liberté avec les dépendances qui pensait-on nous aliénaient. Mais non, elles sont positives. On rétorquera : mais la dépendance de la maladie, de la mort, des impasses humaines ? Notre réflexion devra se poursuivre, c’est obligé.

    6 -
    Retour à nos jeunes professionnels : S’il est indéniable que l’homme est animé par un dynamisme de réalisation de soi, de conquête, d’entreprise – les jeunes professionnels travaillent dans des entreprises, et il s’agit pour eux de volonté de réussite, de développement, de choix engagés, de « conquête », mais ce même homme sera capable de « craquer » devant une personne aimée, devant une expérience de Dieu, devant la beauté de la création… de consentir, en somme.

    Le consentement est humble et généreux, prêt à œuvrer en de multiples coopérations. Le « top » de la liberté ! Merci au groupe des jeunes professionnels de Niort réunis avec le P. Pierre-Marie Lucas, un soir d’avril dans son impressionnant presbytère.

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    Dispute 67

    De la beauté de la révolte

    Est-il bon de se révolter ? La réponse est évidente : la révolte fait partie de la vie humaine, de la vie sociale et politique. Mais là où ça peut se disputer – en toute charité chrétienne -, c’est au sujet de la qualité de cette révolte.

    Il y a beaucoup à apprendre d’Albert Camus, dans les dernières pages de son livre L’homme révolté, (Gallimard, 1979) (voir dispute 66). Je ne connais pas de philosophe à en avoir aussi bien parlé. Il faut se laisser gagner par la beauté du texte (pas difficile, en fait), le lire avec attention, lentement comme une bonne bière ou un bon whisky.

    1 –
    Or ce qui est digne d’éloge dans la révolte, c’est la mesure, dit Albert Camus. Ce faisant il reprend l’héritage ancien des Grecs pour lesquels la mesure était l’idéal de la vie sage et heureuse. Ils disaient : « Rien de trop (mèdèn agan) », qui est devenu un slogan de leur genre de vie. La mesure qui est la science des limites !

    A la suite des Grecs, cet usage de la limite, Camus l’envisage dans la situation historique de l’Europe, marquée par la révolution soviétique. Mais aussi pour toute révolution, ou toute action absolutiste – ce peut être la nôtre, attention !

    En effet, la révolte est respectueuse du « commun » concret des hommes en société. « En assignant à l’oppression une limite en deçà de laquelle commence la dignité commune à tous les hommes, la révolte définissait une première valeur. Elle mettait au premier rang de ses références une complicité transparente des hommes entre eux, une texture commune, la solidarité de la chaîne, une communication d’être à être qui rend les hommes ressemblants et ligués » (L’homme révolté, p. 347).

    2 –
    Elle met en avant une conception de la liberté qui assume ses limites, une liberté » « qui n’humilie personne »
    « Tout révolté, par le seul mouvement qui le dresse face à l’oppression, plaide donc pour la vie, s’engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur et affirme, le temps d’un éclair, que ces trois fléaux font régner le silence entre les hommes, les obscurcissent les uns aux autres et les empêchant de se retrouver dans la seule valeur qui puisse les sauver du nihilisme, la longue complicité des hommes aux prises avec leur destin. Le temps d’un éclair. Mais cela suffit provisoirement, pour dire que la liberté la plus extrême, celle de tuer, n’est pas compatible avec les raisons de la révolte. La révolte n’est nullement une revendication de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale. Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain… Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. La liberté qu’il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’interdit à tous (p. 351).

    3 –
    La révolte convient bien à l’action syndicale.
    Camus montre que dans l’action syndicale, la révolte garde la mesure (normalement !) Il fait l’éloge du syndicalisme, pour montrer qu’il ne s’agit pas dans cette action, de manier une idéologie (normalement) et de partir d’une conception abstraite de l’homme. Il oppose le syndicalisme au socialisme idéologique de l’époque (année 1950). Cela vaut pour notre actualité la plus actuelle ! Un des plus beaux textes sur le syndicalisme :
    « Ce syndicalisme même n’est-il pas inefficace ? La réponse est simple : c’est lui qui, en un siècle, a prodigieusement amélioré la condition ouvrière depuis la journée de seize heures jusqu’à la semaine de quarante heures. L’Empire idéologique, lui, a fait revenir le socialisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme. C’est que le syndicalisme partait de la base concrète, la profession, qui est à l’ordre économique ce que la commune est à l’ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l’organisme s’édifie, tandis que la révolution césarienne part de la doctrine et y fait entrer de force le réel… C’est pourquoi elle s’appuie d’abord sur les réalités les plus concrètes, la profession, le village, où transparaissent l’être, le cœur vivant des choses et des hommes... La commune contre l’Etat, la société concrète contre la société absolutiste, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l’individualisme altruiste enfin contre la colonisation des masses, sont alors les antinomies qui traduisent, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l’histoire de l’Occident depuis le monde antique » (p. 369).

    4 – Elle met en œuvre une conception de l’histoire pleine d’humilité.
    Loin de l’arrogance du « sens de l’histoire » que le révolutionnaire est sensé posséder, lui seul et l’imposer aux autres « en prophète des temps nouveaux ».
    « L’histoire ne peut plus être dressée alors en objet de culte. Elle n’est qu’une occasion, qu’il s’agit de rendre féconde par une révolte vigilante » … l’histoire n’est en effet qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne se donne rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi » (p. 373). « Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans lumineux, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure (p. 373-374).

    5 –
    Elle s’humilie face au mal.
    « Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus. La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan. L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale » (p. 374)… « Depuis vingt siècles, la somme totale du mal n’a pas diminué dans le monde. Aucune parousie, ni divine ni révolutionnaire, ne s’est accomplie. Une injustice demeure collée à toute souffrance, même la plus méritée aux yeux des hommes… Coincé entre le mal humain et le destin, la terreur et l’arbitraire, il ne lui reste que sa force de révolte pour sauver du meurtre ce qui peut l’être encore, sans céder à l’orgueil du blasphème » (p. 375).

    6 –
    On le voit, la révolte n’est pas une sagesse pauvre.par rapport à la révolution enflammée. Elle est bien au contraire la très riche sagesse de la mesure. Mais quel combat pour garder ce sens de la mesure ! Car dit Camus, la démesure est toujours là, tapie à la porte de notre âme (comme un péché originel !)
    « Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrès, aujourd’hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient debout dans le mouvement informe et furieux de l’histoire » (p. 372). Belle phrase !

    7 -
    Enfin Albert Camus va jusqu’à parler de l’amour : « la révolte ne peut se passer d’un étrange amour »
    « On comprend alors que la révolte ne peut se passer d’un étrange amour. Ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l’histoire se condamnent à vivre pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : les humiliés… Cette folle générosité est celle de la révolte, qui donne sans tarder sa force d’amour et refuse sans délai l’injustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants. C’est ainsi qu’elle prodigue aux hommes à venir. La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » (p. « 375-376).
    « La révolte prouve par là qu’elle est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est donc amour et fécondité, ou elle n’est rien » (p. 376).

    Ainsi s’achève le livre de Camus. Extraordinaire, non ? Quelle chronique !
    L’exergue de son livre était une citation du poète Holderlin : « Et ouvertement je vouai mon cœur à la terre grave et souffrante, et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité, et de ne mépriser aucune de ses énigmes. Ainsi je me liai à elle d’un lien mortel »

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    Dispute 66

    Un grand livre d’Albert Camus : L’homme révolté

    Le livre d’Albert Camus, L’homme révolté (Gallimard, 1979), lorsqu’il parut en 1951, fut objet de disputes, ça c’est clair : que d’opposants, et pourtant ! Camus a toujours défendu ce livre.

    Il s’agit donc d’une réflexion sur la révolte, principalement distinguée de la révolution et du nihilisme. Voyons voir ! On pourrait résumer : la révolte, c’est l’homme (individu), c’est l’humanité (société).

    1 –
    On peut retenir que la révolte construit un homme, fait qu’un homme est homme. Camus y voit l’éveil à une conception de soi authentique. Il y voit un point de départ de la réflexion et de l’action. Il la considère comme un nouveau cogito :

    « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »

    La révolte construit la société, principalement par sa dénonciation collective de l’injustice, de l’oppression…

    2 –
    Elle ne se nourrit pas de ressentiment. Elle ignore la victimisation, celle-ci ne faisant que d’accuser, sans engager une histoire commune positive, post-injustice pourrait-on dire. Le révolté ne baigne ni dans la haine ni dans le mépris. La révolte enfante des valeurs : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement ». Le caractère positif de la révolte est à souligner : il ne s’agit pas de crier au scandale, il faut construire, à partir de ce premier « oui » qu’est la vie commune,

    3 –
    Elle nourrit la liberté. Elle ne jaillit pas de n’importe quel type de liberté. Elle ne se comprend pas comme une revendication pure et simple de liberté. Cela vaut pour le pouvoir de gouverner comme pour le pouvoir de contester. Voici ce texte lumineux :

    « La révolte n’est nullement une revendication de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale. Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain [...] Il n’humilie personne. La liberté qu’il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’interdit à tous. »

    4 –
    La révolte se refuse certain type de violence. La révolte n’est pas la révolution : elle réfléchit à la violence mise en œuvre. Le révolutionnaire a la volonté de « transformer le monde » (Marx) alors que le révolté veut « changer la vie » (Rimbaud). Refus d’une transformation violente du monde, mais plutôt, dans ce monde tel qu’il est, rendre les hommes meilleurs, rendre leur société juste et vivable. « La révolte n’a pas d’emblée de sens politique chez Camus, il s’agit d’une révolte métaphysique, d’un non fait à la condition humaine quand elle est affectée, dégradée. Contrairement à la révolution, le rebelle n’a pas de plan, il agit tout simplement » (GuyBasset, études camusiennes, internet)

    5 –
    Croire aux vertus de la révolte, c’est une manière de rejeter le nihilisme (rien ne vaut la peine qu’on s’y intéresse, et donc qu’on combatte. Grande tendance des temps contemporains depuis Nietzsche. La révolte est une façon pour Camus, de se positionner à l‘égard du nihilisme qu’il étudie par le détail.

    « Si notre temps admet aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme. » Aller au-delà du nihilisme, c’est aussi reconnaître que certaines tentatives pour le dépasser n’en sont en fait que de nouvelles manifestations » (G.B)

    L’absence de révolte peut signifier cette « indifférence à la vie » : on laisse couler, on ne s’engage pas : rien ne vaut.

    6 –
    La révolte aménage la violence comme le fait l’œuvre d’art. Cette analyse de Camus est très intéressante qui consiste à prendre le biais de l’art pour cerner ce qu’est le politique.

    La création artistique dans sa transgression du réel, et plus particulièrement le roman, peut alors être présentée par Camus comme un modèle de révolte. « Par le traitement que l’artiste impose à la réalité, il affirme sa forme de refus. Mais ce qu’il garde de la réalité dans l’univers qu’il créée révèle le consentement qu’il apporte à une part au moins du réel qu’il tire des ombres du devenir pour le porter à la lumière de la création »

    La révolte est à comprendre selon l’analogie de l’œuvre artistique : une violence par rapport à la réalité, mais contenue dans les limites que la bienveillance impose, comme le fait une œuvre d’art. Celle-ci est comme une révolte contre la réalité, dans la mesure où ce n’est pas une duplication du réel, mais sa transformation symbolique. Et deuxièmement cette création originale est un consentement au réel, le glorifie, ne le nie pas. Il y a donc une violence contenue, très fine.

    7 –
    L’homme révolté est un livre qui a fait polémique, au temps où les intellectuels défendaient la révolution soviétique et étaient presque tous communistes (du moins jusqu’à l’évènement du stalinisme qui leur a ouvert les yeux…enfin). Camus prend définitivement congé des philosophies de l’histoire ayant cours à son époque, philosophies qui enrôlent la violence révolutionnaire au service d’idéologies, pouvant avoir les apparences du bien de la société, Ce livre a un côté utopique : pourquoi pas. Mais la violence et ses effets désastreux ne sont pas une utopie. Elles demandent la révolte au sein d’un engagement dans l’histoire, et non la poursuite d’idéologies

    L’homme révolté est un beau livre. Camus dit à son sujet : « C’est un livre qui a fait beaucoup de bruit mais qui m’a valu plus d’ennemis que d’amis (du moins les premiers ont crié plus fort que les derniers). (…) Parmi mes livres, c’est celui auquel je tiens le plus. » Il est vrai qu’il l’avait beaucoup travaillé et qu’il contient en quelque sorte une « confidence » : « J’ai voulu seulement retracer une expérience, la mienne, dont je sais aussi qu’elle est celle de beaucoup d’autres. ».

    La nôtre aussi, non ?

    N.B.
    Un magnifique extrait de sa correspondance avec Maria Casarès (magnifique ! A lire)

    « …pour sentir son cœur, il faut le mystère, l’obscurité de l’être, l’appel incessant, la lutte contre soi-même et les autres. Il suffirait alors de le savoir, et d’adorer silencieusement le mystère et la contradiction de ne pas cesser la lutte et la quête » (Albert Cams, Maria Casarès, Correspondance, Gallimard Folio,p. 1401).

    Et ce texte du poète Holderlin cité par Camus en exergue de son livre :

    « Et ouvertement je vouai mon cœur à la terre grave et souffrante, et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis d l’aimer fidèlement jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité et de ne mépriser aucune de ses énigmes. Ainsi je me liai à elle d’un lien mortel »

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    Dispute 65

    La justice seule ?

    Pourquoi ne pas lire un passage fameux de la pièce d’Albert Camus (1913-1960) qui s’appelle Les Justes, portée à la scène du théâtre Hébertot le 15 décembre 1949. On y trouve, traité de façon dramatique et poignante, le grave sujet de la justice. Albert Camus vante évidemment les bienfaits de la justice, mais il en voit les dangers ! Cela peut paraître étonnant ! Et pourtant ! Disputons donc.

    1 –
    Albert Camus part de faits réels, qu’il reprend avec exactitude. En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Kaliayev s’était porté volontaire pour lancer la bombe, au risque de sa propre vie. En fait il n’a pas jeté la bombe. Au retour, il rapporte tout cela à son groupe.

    - Annenkov : Le voilà (entre Kaliayev, le visage couvert de larmes).

    - Kaliayev : Frères pardonnez-moi. Je n’ai pas pu.

    - Stepan : Il y avait la grande duchesse. Cela faisait trop de monde, je suppose pour notre poète. (Il ironise méchamment)

    - Kaliayev : Je ne pouvais pas prévoir… Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu’ils ont parfois… Je n’ai jamais pu soutenir ce regard… J’ai couru vers elle (la duchesse dans le carrosse). C’est à ce moment que je les ai vus. Ils se tenaient tout droit et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l’air triste ! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière. Je n’ai pas vu la grande duchesse. Je n’ai vu qu’eux… Alors je ne sais pas ce qui s’est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. Une seconde après il était trop tard… Regardez-moi, frères, regarde-moi Boria, je ne suis pas un lâche, je n’ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s’est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C’est sur eux qu’il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh non, je n’ai pas pu.

    - Stépan : L’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc.

    - Kaliayev : C’est vrai. Mais elle ne m’avait pas demandé d’assassiner des enfants.

    - Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu.

    - Stépan : Il devait obéir…. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

    - Kaliayev : Derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier. … Les hommes ne vivent pas que de justice (Les Justes, Gallimard Folio 2008, p. 86-96).

    Deux jours après, le grand duc retourne au théâtre, et Kaliayev se propose pour poser la bombe. Il n’y avait pas les enfants. Il jette la bombe, le grand duc sera tué, lui-même sera pris, fait prisonnier et exécuté. Ce qui nous vaut des pages magnifiques.

    2 -
    Camus a dit la même chose à un étudiant qui l’interrogeait, lorsqu’il a reçu le prix Nobel de littérature, le 14 décembre 1957 à Stockholm : cet étudiant originaire d’Algérie lui demande si la lutte pour l’indépendance menée par le FLN en dépit des attentats frappant les civils, était juste. Camus répond : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille vivant en Algérie. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. ». Cette dernière phrase lui a été reprochée : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ».

    Camus voit les limites de la justice. Il dit que pour être véritablement juste, il faut être conscient des limites de la justice. « J’ai seulement voulu montrer que l’action elle-même a ses limites. Il n’est de bonne et juste action que celle qui reconnaît ces limites » (p. 199)

    3 -
    Ce problème des dangers de la justice pure ne concerne pas que les mouvements révolutionnaires. Des militantismes durs deviennent facilement inhumains. Par exemple dans les questions sociales, les questions écologiques, la dénonciation de la colonisation, du racisme blanc, de la domination masculine – sujets habituels du mouvement « woke ».

    Le mouvement wokiste s’inscrit dans la dénonciation très militante d’injustices réelles, mais sans nuances et sans débat. On s’enferme vite dans une vision binaire des choses : il y a les bons qui pensent comme nous, et les autres, les méchants qui pensent autrement, et qui n’en ont pas le droit. Où est la conversation à plusieurs, les « plusieurs « de la pluralité humaine, si précieuse à sauvegarder, et qui est une grande leçon de la philosophe Hannah Arendt ?

    Des mouvements religieux – jusque dans nos communautés chrétiennes -, sont vite intolérants et violents, au nom d’une pureté religieuse (liturgique ou autre), au nom d’une justice pure. Ce ne sont pas des « justes » à la manière d’Albert Camus.

    Finalement les hommes ne vivent pas que de justice… Ils vivent de bonté. Voir chronique 36 sur l’écrivain Vassili Grossman et son livre fameux Vies et destins.

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    Dispute 64

    Ce que l’homme peut désirer. Qui le sait ?

    Nos « disputes » maintenant bien en place dans nos médias (Reflets d’Eglise, Newsletter de la paroisse st-Pierre et Paul, RCF Poitou Niort) nous permettent entre autres de découvrir de grands textes et de s’en trouver – pourquoi pas – « remués » en raison de leur beauté. Ils demandent un peu d’attention quand même : c’est de la philosophie ou de la théologie ! Mais c’est possible !

    1 –
    Ce que l’homme peut désirer, qui le sait ? Pourquoi ce sujet ? Mille raisons : d’abord pour les chrétiens, l’entrée en Carême qui leur permet de renouer avec leur désir de Dieu, rien de moins, Dieu préféré à tout, mis par-dessus tout, mis en tout. Cela fait que leur pensée et tout leur être sont mobilisés par ce désir.

    L’autre raison est humaine (anthropologique) : ne pas en rester à la situation présente, rêver d’autres cieux, et alors on s’aperçoit que le désir est omniprésent et plein de bienfaits. L’homme est un être de désirs Le désir d’aimer, le désir de connaître, l’attrait du beau…Désirs si forts qu’ils peuvent faire bien souffrir !

    2 –
    Le grand saint Augustin (354-430), en son temps, fut un incroyable homme de désirs, insatisfait de tout, en même temps que satisfait de ce qui est grand et beau et digne d’amour. Voici ce qu’il prêcha un jour sur cette phrase de la première Lettre de st Jean : « Nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est ».

    Augustin commence par dire son ignorance au sujet de ce que son cœur attend vraiment et qu’il ne voit pas, et il en conclut : « puisque vous ne pouvez pas voir maintenant, que votre activité se contente de désirer. Toute la vie du vrai chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais en le désirant tu deviens capable d’être comblé lorsque viendra ce que tu dois voir. »

    « Supposons que tu veuilles remplir une sorte de poche et que tu saches les grandes dimensions de ce qu’on va te donner, tu élargis cette poche, que ce soit un sac, une outre, ou n’importe quoi de ce genre. Tu sais l’importance de ce que tu vas y mettre, et tu vois que la poche est trop resserrée : en l’élargissant, tu augmentes sa capacité. C’est ainsi que Dieu, en faisant attendre, élargit le désir ; en faisant désirer, il élargit l’âme ; en l’élargissant, il augmente sa capacité de recevoir. »

    « Voilà notre vie : nous exercer en désirant. Le saint désir nous exerce d’autant plus que nous avons détaché nos désirs de l’amour du monde. Nous l’avons déjà dit à l’occasion : vide ce qui doit être rempli. Ce qui doit être rempli par le bien, il faut en vider le mal. »

    « Parlons de miel, d’or ou de vin : nous pouvons désigner de n’importe quel nom ce qui est indicible, mais son vrai nom est Dieu. Et quand nous disons « Dieu », que disons-nous ? Ce mot désigne tout ce que nous attendons. Tout ce que nous pouvons dire est en dessous de la réalité ; élargissons-nous, en nous portant vers lui, afin qu’il nous comble, quand il viendra. Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. »

    3 –
    En attendant mieux, quelques grandes affirmations sur le désir de l’homme – sujet passionnant !

    - Le désir fait souffrir tant qu’il reste indéterminé : qu’est-ce que je désire en fait quand je désire ? Ce fut l’expérience douloureuse du grand mystique et écrivain Jean de la Croix (1542-1591) : « Aucun d’eux (ses désirs) ne sait me dire ce que j’attends ».

    – Aucun désir ne peut être vain : grand et génial principe de la théologie. Si ce désir a été déposé en nous par Dieu, Dieu donne à l’homme la capacité de l’assouvir. Le désir cessera d’être indéterminé, il sera Dieu en personne : « Or il est impossible que ce désir naturel soit vain » dit st Thomas d’Aquin… dont on fête cette année le 700e anniversaire de sa canonisation en 1323. Un grand de la théologie !

    – Aucune réalité limitée ne peut assouvir le désir de l’homme, qui n’est autre que la béatitude : la béatitude de Spinoza (chronique 62), ou la jouissance de Lévinas (chronique 33). Il y a donc une sagesse et une humilité à reconnaître la dépendance que procure notre désir : nous dépendons de plus grand que nous pour l’assouvissement de notre désir profond. Le philosophe païen ancien l’avait déjà dit : « J’ai confié à Dieu ma faculté de désirer » (Epictète, esclave philosophe stoïcien (50-135 avt J.C)). Quelle belle phrase ! Comme si l’homme était incapable de démêler ce qui se passe dans son cœur, et surtout incapable de se donner par lui seul l’objet de son désir.

    - Dieu sait si les désirs dans notre vie, sont puissants. Il s’agit selon Simone Weil (1909-1943), de « voler aux désirs leur énergie en leur enlevant l’orientation dans le temps » (Œuvres, p. 873)… pour les orienter vers le désirable absolu, au-delà du temps, l’éternité.

    - Se tenir en présence de son désir, dit encore Simone Weil, et attendre avec entêtement, et avec respect : « Rester immobile et s’unir à ce qu’on désire et dont on n’approche pas »

    - Et puis éduquer notre pensée à aller de désir en désir : « Aller de commencement en commencements, vers des commencements qui n’auront pas de fin « (Grégoire de Nysse 335-395, Homélies sur le Cantique des Cantiques). Pas mal, non ?

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    Dispute 63

    Le temps qui passe : Annie Ernaux

    L’écrivaine Annie Ernaux vient de recevoir le prestigieux prix Nobel de littérature. Un
    de ses écrits – « Les Années », Gallimard Folio – a fait l’objet de deux chroniques
    précédentes. Il y a aussi dans ce livre, une somptueuse description du temps qui
    passe, son temps à elle, celui des gens, avec leur langage. Pourquoi a-t-elle écrit au
    fond ? Pour conjurer le temps qui passe ? Pour honorer sa plénitude passagère ?
    Voici de longs fragments écrits à la troisième personne, ce qui peut étonner.
    1 –
    « Ce qui a le plus changé en elle, c’est sa perception du temps, et sa situation à
    elle dans le temps. Ainsi elle constate avec étonnement que, lorsqu’on lui faisait faire
    une dictée de Colette, celle-ci étant vivante – et que sa grand-mère, qui avait douze
    ans quand Victor Hugo est mort, a dû profiter du jour de congé accordé pour les
    funérailles (mais elle devait déjà travailler aux champs). Et alors que s’accroît la
    distance qui la sépare de la perte de ses parents, vingt et quarante ans, et que rien
    dans sa manière de vivre et de penser ne ressemble à la leur – elle les ferait « se
    retourner dans la tombe » -, elle a l’impression de se rapprocher d’eux ; A mesure
    que le temps diminue objectivement devant elle, il s’étend de plus en plus, bien en
    deçà de sa naissance et au-delà de sa mort, quand elle imagine que, dans trente ou
    quarante ans, on dira d’elle qu’elle a connu la guerre d’Algérie comme on disait de
    ses arrière-grands-parents « ils ont la guerre de 70 ».
    « Elle a perdu son sentiment d’avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se
    projetaient ses gestes, ses actes, une attente de choses inconnues et bonnes qui
    l’habitait quand elle remontait le boulevard de la Marne en automne vers la fac,
    refermait Les Mandarins, plus tard sautait dans sa Mini Austin à la fin des cours,
    ramassait ses enfants à l’école, et plus tard encore, après son divorce et la mort de
    sa mère, partant pour la première fois aux Etats Unis avec l’Amérique de Jo Dassin
    dans la tête, jusqu’à il y a trois ans, jetant une pièce dans la fontaine de Trévi avec le
    vœu de revenir à Rome ».
    « C’est un sentiment d’urgence qui le remplace, la ravage. Elle a peur qu’au fur et à
    mesure de son vieillissement sa mémoire ne redevienne celle, nuageuse et muette,
    qu’elle avait dans ses premières années de petite fille – dont ne se souviendra plus. .
    Déjà, quand elle essaie de se rappeler les collègues du lycée de montagne où elle a
    enseigné deux ans, elle revoit des silhouettes, des figures, parfois avec une extrême
    précision, mais il lui est impossible de « mettre un nom dessus ». Elle s’acharne à
    retrouver le nom manquant, à faire coïncider une personne et un nom, comme
    raccorder deux moitiés séparées. Peut-être un jour ce sont les choses et leur
    dénomination qui seront désaccordées et elle ne pourra plus nommer la réalité, il n’y
    aura que du réel indicible... » (p 247-249)
    2 - A propos de son choix d’écrire (Les Années), à un moment de sa vie, elle en
    donne l’intention et la forme. Elle continue de parler à la troisième personne !
    « La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images
    de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année, plus ou
    moins certaine, dans laquelle elles se situent – les raccorder de proche en proche à
    d’autres, s’efforcer de réentendre des gens, les commentaires sur les événements et
    les objets, prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte
    sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être,
    penser, croire, craindre, espérer... »
    « Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant
    à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même
    que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du
    monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la
    transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-
    être, auprès de ceux qu’auront connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070... »
    (p. 251-252).
    « Quand elle désirait écrire, autrefois, dans sa chambre d’étudiante, elle espérait
    trouver un langage inconnu qui dévoilerait des choses mystérieuses à la manière
    d’une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son
    être profond, un accomplissement supérieur, une gloire... Par la suite, dans les
    classes brutales de quarante élèves, derrière un caddie au supermarché, sur les
    bancs du jardin public à côté d’un landau, ces rêves l’ont quittée .Il n’y avait pas de
    monde ineffable surgissant par magie de mots inspirés et elle n’écrirait jamais qu’à
    l’intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur
    ce qui la révoltait. Alors le livre à faire représenterait un instrument de lutte. Elle n’a
    pas abandonné cette ambition mais plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la
    lumière qui baigne les visages désormais invisibles, des nappes chargées de
    nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches
    d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière
    antérieure.
    3 –
    Elle termine en gardant en mémoire des fulgurances qui ont marqué à jamais une
    vie, la sienne :
    « Sauver le petit bal de Bazoches-sur-Hoëne avec les autos tamponneuses
    la tireuse de vin au Carrefour de la rue du Parmelan,, Annecy
    je me suis appuyée à la beauté du monde / Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes
    mains (c’est une citation d’Anne de Noailles)
    la toute jeune femme en manteau rouge qui accompagnait l’homme titubant sur le
    trottoir, qu’elle était allée chercher au café Le Dugesclin, en hiver à La Roche-Posay
    le film Des gens sans importance
    le regard de la chatte noire et blanche au moment de s’endormir sous la piqûre
    l’homme en pyjama et chaussons tous les après-midi dans le hall de la maison de
    retraite à Pontoise, qui pleurait en demandant aux visiteurs d’appeler son fils en
    tendant un bout de papier sale où était écrit un numéro
    la femme de la photo du massacre de Hocine, Algérie, qui ressemblait à une pietà
    sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (p. 252-254).
    Au fond, son livre est fait pour « honorer la plénitude passagère » du temps. Et
    nous, comment nous y prenons-nous avec le temps ! Quel est notre imaginaire ?
    Qu’il soit riche, c’est mon vœu.

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    Dispute 62

    La joie et les passions tristes

    On se bouscule dans les médias à donner des recettes de bonheur et de joie. C’est
    vrai, la joie est un grand, douloureux et beau problème dans notre vie. Mais jusqu’à
    dire qu’il y a des recettes, c’est une autre paire de manches. Que faire, donc de ses
    passions tristes ? Elles existent aussi, elles sont bien là.

    Notre maître, le court temps de cette chronique, sera Spinoza qui a bien parlé de la
    joie, et pas de façon simpliste. Spinoza, grande figue du XVIIe s, polisseur de
    lentilles, philosophe, traducteur de la Bible,, religieux juif, mais exclu de la synagogue pour ses idées. Une chronique dont la lecture demande un peu d’attention, mais tout le monde peut y arriver ! Courage !

    1 –
    C’est vrai, l’homme a en ligne de mire, dans tout ce qu’il fait, la béatitude (c’est
    l’expression de Spinoza, qu’on retrouve chez Augustin, Thomas d’Aquin). Nous
    sommes faits pour le bonheur, mais le bonheur parfait qu’il appelle béatitude. Celle-
    ci est souveraine.

    Nous sommes faits pour la béatitude, mais n’est-ce pas utopique, un beau rêve ?
    Nous est-il permis de fuir les passions tristes comme la haine, la tristesse, la colère,
    la honte... Quel est donc le chemin ou la méthode pour l’atteindre ? Pas de recette
    miracle de toute façon.

    Il rejette la solution moralisatrice qui croit qu’on peut, par des efforts sur soi quitter
    ces passions tristes qui nous privent de la joie, la joie qui est la condition normale de
    l’existence. Nous sommes faits en effet pour la joie et non pour les mortifications et
    les austérités. Dans le moralisme, la méthode est aussi triste (purification, ascèse...)
    que la tristesse elle-même ! Ce n’est pas ça qui va changer les choses. Le moralisme est trop triste pour éradiquer la tristesse qui est contre nature, dégradante et qui nous prive de joie.

    2 -
    Ce qui va changer les choses, c’est de prendre conscience que c’est la joie qui est le
    ressort de cette purification elle-même, le ressort du progrès moral. Et en ce
    domaine, la philosophie de Spinoza est précieuse – selon nous, du moins !. « Sa
    doctrine se distingue par l’accent qu’elle met sur l’existence d’une joie inhérente à
    l’obtention de la vérité et de la sagesse... comme si la joie était nécessaire à ce
    progrès et en constituait un ressort absolument essentiel, en plus d’en constituer l’orientation finale » (Frédéric Manzini « La valeur de joie chez Spinoza »,
    Etudes philosophiques 2014/2). Chez Spinoza la joie (laetitia) marque chaque étape
    de la progression morale, elle l’accompagne. Il dit : « La joie est le passage de
    l’homme d’une moindre perfection à une plus grande » (Spinoza, Ethique, Seuil,
    1988,p. 307).

    3 –
    Ensuite, Spinoza distingue deux types de joie : soit elle est une passion (que l’on
    subit, comme par exemple : avoir des richesses rend heureux, ne pas en avoir rend
    triste. De même pour la volupté ou la gloire). Soit elle est une action, et alors
    l’homme est la propre cause de sa joie. Tel est bien l’idéal : être cause de sa joie.
    A nouveau, on peut être étonné : comment être la propre cause de sa joie ? Ici
    Spinoza semble emprunter à saint Augustin ou saint Jean de la Croix, cette idée.
    L’homme dans ces doctrines est établi dans la joie de la béatitude, au moins en
    forme de vœu, et c’est cette joie qui « active » (action) la progression morale. Celle-
    ci est première, fondamentale : quelque chose en nous « appelle » la joie » !

    4 -
    Un exemple d’application de cette doctrine de la joie, si caractéristique chez Spinoza.
    Il se trouve tout à la fin de son grand livre, L’Ethique, à propos de la lubricité : « Ce
    n’est pas parce que nous contrarions les appétits lubriques (par la vertu) que nous
    jouissons d’elle (la béatitude, la joie) ; mais au contraire, c‘est parce que nous
    jouissons d’elle que nous pouvons contrarier les appétits lubriques (par la vertu) »
    (Ethique, p. 541). Autrement dit, « la béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
    mais la vertu même » (p. 539).

    Je transpose : ce n’est pas pour « gagner » le ciel que je vais être vertueux, mais
    c’est parce que le ciel m’est déjà promis et en partie anticipé comme un don
    préalable et définitif, que je vais vivre droitement ma vie en étant vertueux. On
    gagne infiniment à adopter une telle perspective, on évite le marchandage du salut.
    Pour le dire encore autrement : je n’accomplis pas une bonne action (vertu) pour être récompensé (par la béatitude), mais c’est parce que je suis déjà d’une certaine
    manière dans la béatitude – ce don que seul Dieu peut offrir.

    Je jouis des dons de Dieu (joie), alors je me dois de bien agir (vertu). C’est comme
    une sorte d’obligeance, adressée à Dieu : on se doit de faire cette action, à cause
    de Dieu et de ses dons, en reconnaissance à son égard. Non pas l’obligation, mais
    l’obligeance ! Grand principe de la morale chrétienne, peu mis en valeur, hélas.
    Alors, nous quittons le moralisme étriqué... et triste.

    Cela dit, la doctrine spinoziste de la joie est loin de verser dans la facilité : il s’agit
    bien d’être vertueux, il s’agit bien de se conduire selon la raison (et pas seulement
    selon ses penchants.

    Il était intéressant de se mettre, le temps d’une chronique, à l’école de Spinoza qui a
    bien écrit sur la joie. Ce fut d’une lecture facile, n’est-ce pas ?

    En fait Spinoza ne revendique pas une appartenance religieuse, car il pense que
    Dieu se confond avec l’homme qui participe du divin. Telle n’est pas évidemment la
    conception chrétienne où Dieu est distingué de l’homme et où la joie est un don de
    Dieu en tant que tel. Mais il y a du vrai dans tout cela. Et certains ne manquent pas
    de trouver des ressemblances avec st-Jean de la Croix, et de faire de Spinoza « le
    plus mystique des philosophes de l’Occident » (George Morel).

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    Dispute 61

    La ferveur

    « Je ne demande pas l’exaltation, la ferveur me suffit »
    C’est le peintre Georges Braque (1882-1963) qui s’exprimait ainsi, demandant la ferveur pour l’exercice de son art : « Je ne demande pas l’exaltation, la ferveur me suffit ». Cela peut être matière à une bonne dispute – étant sauve la charité chrétienne- : quel est le plus important : l’exaltation ou la ferveur ?

    Mais qu’est-ce que la ferveur ? Ce mot désuet a-t-il encore un avenir ? En tout cas il a un passé ! Après, pour le présent, vous verrez par vous-même.

    Il se trouve que notre pape François vient de publier ce 28 décembre 2022, une Lettre apostolique pour le 4ème centenaire de la mort de saint François de Sales (1567-1622) qu’il intitule : « Tout est à l’amour » (Totum amoris est). Or nous devons à ce docteur de l’Église, humaniste et fin lettré, une doctrine sans égale de la ferveur qu’il appelle la dévotion.

    La dévotion, pour François de Sales c’est l’amour dans sa perfection, ce dont nous rêvons tous, tellement la sécheresse nous accable parfois. Pour lui la dévotion c’est un amour plein de sève, bien irrigué, toujours disponible.

    1 –
    C’est ainsi que la dévotion, dit-il, « nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement » ce que nous avons à faire. Et il prend des comparaisons tirées de la vie courante, un peu étonnantes pour un moderne, et pourtant elles sont bien suggestives : « Les autruches ne volent jamais, les poules volent, pesamment toutefois, bassement et rarement ; mais les aigles, les colombes et les irondelles volent souvent, vitement et hautement.

    Ainsi les pécheurs ne volent point en Dieu, mais font toutes leurs courses en la terre et pour la terre ; les gens de bien qui n’ont pas encore atteint la dévotion volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lentement et pesamment ; les personnes dévotes volent en Dieu fréquemment, promptement et hautement. Bref, la dévotion n’est autre chose qu’une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous par elle, promptement et avec affection.

    Enfin, la charité et la dévotion ne sont non plus différentes l’une de l’autre que la flamme l’est du feu, d’autant que la charité étant un feu spirituel, quand elle est fort enflammée elle s’appelle dévotion : ainsi la dévotion n’ajoute rien au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente...La dévotion, c’est la perfection de la charité...

    Si la charité est un lait, la dévotion en est la crème ; si elle est une plante, la dévotion en est la fleur ; si elle est une pierre précieuse, la dévotion en est l’éclat ; si elle est un baume précieux, la dévotion en est l’odeur, et l’odeur de suavité qui conforte les hommes » (François de Sales, Introduction à la vie dévote, La Pléiade 1969, p.32-33).

    Toute la question est de savoir comment atteindre cet idéal de perfection de l’amour, et surtout s’y maintenir ! L’apostolat de François de Sales et tous ses écrits répondent à cette question avec un luxe de détails !

    2 –
    L’écrivain Georges Bernanos (1888–1948)), cette grande figure d’intellectuel catholique, dit des choses de ce genre, sans employer le mot « dévotion » ni le mot « ferveur », mais celui d’engagement !

    « La plupart d’entre nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une part ridiculement petite, de leur être, comme ces avares opulents qui passaient pour ne dépenser que le revenu de leurs revenus. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus. Il vit sur son capital ; il engage totalement son âme. Des hommes sans nombre naissent et meurent sans s’être, une seule fois servi de leur âme, réellement servi de leur âme, fut-ce pour offenser Dieu, la damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard, une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre et gâtée comme certaines soies précieuses, faute d’usage »

    3 –
    Le cardinal Newman (1801-1890), ce saint ô combien actuel, a été lui aussi aux prises avec la sècheresse. Il écrit cette prière :

    « ... Donne-moi cette vie qui est conservée pour nous tous en Celui qui est la Vie des hommes... En demandant la ferveur, je demande tout ce dont j’ai besoin et tout ce que tu peux me donner : car elle est le couronnement de tous les dons et de toutes les vertus... En demandant la ferveur, je demande la force efficace, la fermeté et la persévérance ; je demande à être mort à tout motif humain, et la simplicité dans l’intention de Te plaire : je demande la foi, l’espérance et la charité dans leur exercice le plus céleste. En demandant la ferveur je demande à être libéré de la peur des hommes, et du désir d’être loué par eux ; je demande le don si doux de la prière ;... je demande la sainteté, la paix et la joie tout à la fois... Seigneur, en demandant la ferveur je Te demande Toi-même et rien d’autre que Toi ô mon Dieu qui T’es donné entièrement à nous. Entre dans mon cœur substantiellement et personnellement, et remplis-le de ferveur en le remplissant de Toi. Toi seul peux remplir l’âme de l’homme, comme Tu as promis de le faire. Tu es la flamme vivante, brûlant à jamais d’amour pour l’homme ; entre en moi et enflamme-moi selon Ton image et Ta ressemblance »

    4 –
    La ferveur est plus humble que l’exaltation, plus secrète et intérieure, elle ne fait pas de bruit, elle se contente de combler un cœur qui la désire. Je pense comme Braque ! La ferveur vaut mieux que l’exaltation souvent artificielle, où on se pince pour être joyeux !

    L’exaltation pourtant, de temps en temps, ça fait du bien, non ? La dispute continue.
    Il nous faudra parler de la joie. Je vous le disais : c’est sans fin, ces chroniques !

    Ajout
    « Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sus ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres.
    Les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la
    douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les
    croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie » (La joie de l’Evangile 2).

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    Dispute 60

    Ce nouvel objet : l’ordinateur !

    Annie Ernaux vient de recevoir le prestigieux prix Nobel de littérature. Un de ses écrits – « Les Années », Gallimard Folio – a fait l’objet de notre chronique précédente, sur le thème des marchandises. Dans ce livre – pas cher, pas épais, très lisible – l’autrice fait défiler les évènements de la vie commune, la sienne et celle des gens, dans leur ordre d’apparition.

    Apparaît l’ordinateur et « le nouveau monde » du numérique. Une déferlante ! Et si elle avait pu raconter la situation actuelle – son livre est publié en 2008 -, elle se serait saisie de la généralisation encore plus redoutable des portables, grâce auxquels l’ensemble de la vie d’un être humain planétaire est géré – voyages, dictionnaire, sorties, messagerie, informations, culture, loisirs, achats, relations, travail, et même prière ! Tout cela, sans sortir de chez lui, sans rencontrer personne.

    Aujourd’hui, l’effet déferlante a cessé d’être émotionnel, car l’objet est partout et coutumier. Mais enfin, il est apparu : l’art d’Annie Ernaux est de rendre compte de cette nouveauté, et de ce qu’elle a produit, quel type d’homme, quel type de société. Voici de cours extraits

    « Sur Internet il suffisait d’inscrire un mot clé pour voir déferler des milliers de « sites », livrant en désordre des bouts de phrases et des bribes de textes qui nous aspiraient vers d’autres dans un jeu de piste excitant, une trouvaille relancée à l’infini de ce qu’on ne cherchait pas. Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue jetés sur les blogs dans une langue neuve et brutale. S’informer sur les symptômes du cancer de la gorge, la recette de moussaka, l’âge de Catherine Deneuve, la météo à Osaka, la culture des hortensias et du cannabis, l’influence des Nippons sur le développement de la Chine – jouer au poker, enregistrer des films et des disques, tout acheter, des souris blanches et des revolvers, du Viagra et des godes, tout vendre et revendre. Discuter avec des inconnus, insulter, draguer, s’inventer. Les autres étaient désincarnés, sans voix ni odeur ni gestes, ils ne nous atteignaient pas. Ce qui comptait, c’est ce qu’on pouvait faire avec eux, la loi de l’échange, le plaisir. Le grand désir de puissance et d’impunité s’accomplissait. On évoluait dans la réalité d’un monde d’objets sans sujets. Internet en opérait l’éblouissante transformation du monde en discours. Le clic sautillant et rapide de la souris sur l’écran était la mesure du temps » (p. 233).

    « Le vrai courage technologique était de « se mettre » à l’ordinateur dont la manipulation signifiait un degré supérieur d’accès à la modernité, une intelligence exigeant des réflexes rapides, des gestes de la main d’une précision inhabituelle, proposant sans arrêt dans un anglais incompréhensible des « options » auxquelles il fallait obtempérer sans délai – un objet implacable et maléfique, qui cachait dans le tréfonds de son ventre la lettre qu’on venait d’écrire, qui jetait dans une constante perdition. Qui humiliait. Contre lequel on se rebiffe, « qu’est ce qu’il me fait encore ! ». Le désarroi s’oubliait. On achetait un modem pour avoir Internet et une adresse électronique, éblouis de « naviguer » dans le monde entier sur AltaVista.
    Il y avait dans les nouveaux objets une violence pour le corps et l’esprit que l’usage effaçait rapidement. Ils devenaient légers. (Comme d’habitude, les enfants et les adolescents les utilisaient avec facilité et sans questions) »

    La machine à écrire, son cliquetis et ses accessoires, l’effacil, le stencil et le carbone, nous paraissaient relever d’une époque lointaine, impensable. Pourtant, quand on se revoyait, quelques années plus tôt, en train de téléphoner à X dans les toilettes d’un café, de taper un soir une lette à P sur l’Olivetti, il fallait bien reconnaître que l’absence de portable et de mail ne tenait aucune place dans le bonheur ou la souffrance de la vie » (p. 208-209)

    « Au milieu des années quatre-vingt-dix, à la table où l’on avait réussi à réunir un dimanche midi les enfants bientôt trentenaires et leurs amis/amies – qui n’étaient pas les mêmes que l’année d’avant, passagers et passagères d’un cercle familial d’où, à peine entrés, ils étaient ressortis – autour d’un gigot d’agneau – ou de tout autre plat dont, faute de temps, d’argent ou de savoir-faire, on savait qu’ils ne mangeaient pas hors de chez nous – et d’un saint-julien ou d’un chassagne-montracher – pour éduquer le goût de ces buveurs de Coca-Cola et de bière -, le passé indifférent. La conversation dominée par les voix masculines avait pour sujet le plus sérieux les compétences de leur « bécane » - terme sous lequel, restés au sens de vélo, on avait peine à identifier un ordinateur -, la comparaison du PC et du Mac, des « mémoires » et des « programmes ». Nous attendions débonnaires, qu’ils sortent de leur langage rebutant d’initié que nous n’avions pas envie d’éclaircir et retournent à l’échange de choses communes » (p. 198-199).

    Il ne s’agit pas, pour Annie Ernaux, de partir en croisade contre cet objet nouveau, ni contre les objets en général, mais d’imaginer (poétiquement !) combien ce fut effectivement une déferlante emportant beaucoup de choses sur son passage, beaucoup de vie, beaucoup d’humain. L’autrice semble dire : « Voilà ce que nous sommes », voilà ce que nous devenons dans l’usage généralisé de cet objet.

    On le voit, il y a matière à dispute à l’infini – avec charité chrétienne toujours !

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    Dispute 59

    Les marchandises, les choses  

    1 –
    Après les fêtes, un petit clin d’œil à la littérature - cette « parente » de la philosophie !
    L’écrivaine Annie Ernaux vient de recevoir le prestigieux prix Nobel de littérature.
    Une nomination qui a amené de nombreuses critiques, mais c’est la qualité de
    l’œuvre qui importe, plus que les prises de position contestables de l’autrice en
    matière de féminisme et de politique par exemple.
    Un de ses écrits – « Les Années », Gallimard Folio – a retenu mon attention. Elle
    rapporte une succession de faits, d’événements, « dans une forme nouvelle
    d’autobiographie, impersonnelle et collective ». Ceux d’entre nous qui ont connu
    cette même période (après-guerre jusqu’à aujourd’hui) retrouveront leur propre vie
    (De Gaulle, la 2CV, Mai 68,…), mais transformée par l’art de l’écrit, évidemment !
    Annie Ernaux, parmi mille sujets de la vie courante, traite des marchandises. Une
    description sans pitié ! Voici.
    2 –
    « Les lieux où s’exposait la marchandise étaient de plus en plus grands, beaux,
    colorés, méticuleusement nettoyés, contrastant avec la désolation des stations de
    métro, la Poste et les lycées publics, renaissant chaque matin dans la splendeur et
    l’abondance du premier jour de l’Eden.
    A raison d’un pot par jour, un an n’aurait pas suffi à essayer toutes les sortes de
    yaourts et de desserts lactés. Il y avait des dépilatoires différents pour les aisselles
    masculines et féminines, des protège-strings, des lingettes, des « recettes
    créatives », et des « petites bouchées rôties pour les chats, divisés en chats adultes,
    jeunes, seniors, d’appartement. Les aliments étaient soit « allégés », soit « enrichis »
    de substances invisibles, vitamines, oméga 3, fibres. Tout ce qui existe, l’air, le
    chaud et le froid, l’herbe et les fourmis, la sueur et le ronflement nocturne, était
    susceptible d’engendrer des marchandises à l’infini et des produits pour entretenir
    celles-ci dans une subdivision continuelle de la réalité et une démultiplication des
    objets. L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous
    les langages, écologique, psychologique, se paraît d’humanisme et de justice
    sociale, nous enjoignait de « lutter tous ensemble contre la vie chère », prescrivait :
    « faites-vous plaisir », « faites des affaires ». Elle ordonnait la célébration des fêtes
    traditionnelles, Noël et la Saint-Valentin, accompagnait le ramadan. Elle était une
    morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La vie, la vraie.
    Auchan.
    C’était une dictature douce et heureuse contre laquelle on ne s’insurgeait pas, il
    fallait seulement se protéger de ses excès, éduquer le consommateur, définition
    première de l’individu. Pour tout le monde, y compris les immigrants clandestins
    entassés sur une barque vers la côte espagnole, la liberté avait pour visage un
    centre commercial, des hypermarchés croulant sous l’abondance. Il était normal que
    les produits arrivent du monde entier, circulent librement, et que les hommes soient
    refoulés aux frontières. Pour les franchir certains s’enfermaient dans des camions, se
    faisaient marchandise – inertes – mouraient asphyxiés, oubliés par le chauffeur sur
    un parking au soleil de juin à Douvres.
    La sollicitude de la grande distribution allait jusqu’à mettre à la disposition des
    pauvres des rayons de produits en vrac et bas de gamme, sans marque, corned-
    beef, pâté de foie, qui rappelaient aux nantis, la pénurie et l’austérité des anciens
    pays de l’Est » (p. 228-229)
    « Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre
    leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La
    nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus
    l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau
    disparaîtrait peut-être, comme déjà le progrès, nous y étions condamnés. La
    possibilité de tout s’entrevoyait. Les cœurs, les foies, les reins, les yeux, la peau
    passaient des morts aux vivants, les ovules d’un utérus à l’autre et des femmes de
    soixante ans accouchaient. Le lifting arrêtait le temps sur les visages… Un vertige
    prenait à la pensée du clonage, d’enfants portés dans un utérus artificiel, des
    implants cérébraux… d’une sexualité complètement indifférenciée, on oubliait que
    ces choses et ces comportements coexisteraient avec les anciens pendant un certain
    temps. » (o. 231).
    3 –
    « Nous étions débordés par le temps des choses ». Il y a une porosité entre les
    choses et le type d’homme qu’elles construisent. Pour le dire savamment ( !), il y a
    un caractère anthropologique des choses marchandes. Les choses « font » l’homme
    ou le défont.
    La question est de savoir comment nous recevons ce genre d’écrits. Trois réactions
    du lecteur se présentent :
    Nous jugeons que c’est une vision trop moralisatrice. Car nous pensons que c’est
    excessif et qu’il est bon à Noël de se réunir autour d’un bon repas de famille et
    d’échanger des cadeaux… et donc de faire des achats… dans les supermarchés !
    Ou bien l’autrice nous inflige sa vision désabusée et « fatiguée » du temps de la vie.
    Une vision nihiliste de la vie sans but, sans Dieu… Que du rien ! (nihil. Nous pensons
    alors que c’est excessif, que ça ne correspond pas à une conception habituelle de
    l’existence et que tout le monde n’est pas nihiliste.
    Ou bien mieux, nous pouvons voir dans ce miroir de ce que nous faisons, une
    question ouverte, ou une invocation (à quels dieux ?) L’autrice semble dire : « Voilà
    ce que nous sommes, voilà ce que nous devenons avec le temps des choses. Cette
    vision est plus précieuse que les lectures moralisatrices de cet ouvrage au style
    étonnant : une sorte d’écriture plate, sans effets. Annie Ernaux ne moralise pas – ce
    n’est pas le but de la littérature. Elle « révèle » la réalité des choses, leur vérité.
    N’est-ce pas aussi la visée de la philosophie ?
    La prochaine chronique offrira des extraits de ce livre sur le sujet du numérique ! Pas

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    Dispute 58

    Noël : Promesse tenue ?

    Quand il s’agit de « vivre un événement » - Noël en est un -, une promesse est toujours engagée : cet événement sera-t-il « prometteur » ou bien rien du tout ? Qui le sait ? Ça se dispute en effet, et ça peut être parfois bien douloureux !

    1 –
    Quand nous vivons un événement, nous avons à nous avancer au-devant de l’accomplissement de ce qu’il promet, sans trop savoir ce qui va se passer. Nous avons à nous risquer dans un peu ou beaucoup d’inconnu. Noël, c’est aussi du « non-savoir » : que sera cet enfant, ce qu’on dit de lui dès la naissance, peut-il être cru : le Sauveur de tous ses frères humains, est-il Dieu ou simplement un homme de notre race, ce qui n’est déjà pas si mal… ? Nos contemporains sont habités par cette question, au cœur même de leur intérêt pour la figure du Christ ?

    Comme une sortie de ski de fond dans le brouillard où il faut s’engager dans la purée, avant de voir le prochain poteau, Le poteau sera-t-il là, ne le manquerons-nous pas ? Votre chroniqueur a vécu cette aventure qu’il n’est pas prêt de renouveler !

    Pour l’événement de la nativité du Seigneur et la promesse qu’il contient, Il est facile de s’en sortir en disant que nous connaissons la suite ! Le Christ a prêché, est mort et est ressuscité, tout cela pour le salut du monde ! Promesse tenue, etc.

    Mais non, c’est complètement faux : le « non-savoir » subsiste, car la promesse de Dieu intègre notre propre réponse de foi (à l’événement). Et là, rien n’est joué a priori : serons-nous à la hauteur ?

    2 –
    Mais enfin, même si les promesses sont inconfortables, on continue d’en faire et d’en recevoir. Malgré les difficultés de la vie et le clair-obscur de l’existence, les hommes ne cessent de promettre, sans penser au risque zéro. Et si nous nous lançons dans des promesses, c’est avec l’idée motrice de la réussite. Il y a en l’homme quelque chose qui pousse à l’action, comme une joie d’agir, comme une action prometteuse : Spinoza l’appelait le connatus.

    Cette joie de promettre, on la retrouve dans les grands moments de notre vie – le mariage, une ordination…la promesse scoute… Mais aussi dans les marques de l’amitié du quotidien.

    On peut même aller jusqu’à « promettre d’être soi », comme le dit Ricoeur. Etre fidèle à soi : belle sagesse en effet.

    3 –
    Le grand philosophe Nietzsche, va jusqu’à dire que l’homme est un animal apte à promettre et que c’est la promesse qui fait la différence entre eux. Un homme qui « se porte garant de lui-même comme avenir », quelqu’un qui, à la fin de l’action, peut être fier « de ce qui a été enfin obtenu et qui a pris corps en lui, une véritable conscience de la liberté et de la puissance, un sentiment d’accomplissement parfait de l’homme. Cet homme affranchi, qui ose réellement promettre, ce maître de la volonté libre, ce souverain, comment ne saurait-il pas quelle est en cela sa supériorité sur tout ce qui n’ose promettre …. » (La généalogie de la morale).Quel éloge de la promesse !

    Autre exemple tiré de l’action politique La capacité de promesse importe grandement pour l’action publique. Hannah Arendt fait de la promesse une catégorie politique : pas de politique sans promesse. Elle montre que lorsque les hommes « se lient les uns aux autres par des promesses », ils mettent en œuvre « la capacité de disposer de l’avenir comme s’il s’agissait du présent ». C’est par cette faculté de promettre que l’homme est un être souverain et libre, au milieu de ses compagnons souverains et libres, libres par rapport au passé et même au présent. Elle dit : « L’homme a inventé le pardon contre l’irréversibilité du passé, et la promesse contre l’imprévisibilité de l’avenir », y établissant des « ilots de certitude dans un océan d’incertitude » (La condition de l’homme moderne).

    4 –
    Mais si belle soit la promesse, il reste que sa fragilité est bien là : il est possible de trahir ! « Pouvoir promettre c’est aussi pouvoir rompre sa parole » (Ricoeur, Parcours de la reconnaissance). Pour le passé, le péril de la mémoire, c’est l’oubli – voir dispute précédente -, pour l’avenir, le péril de la promesse, c’est la trahison. Quelle honte, si tel était notre cas.

    5 –
    Grandeur immense de la promesse dans sa fragilité même. C’est cela aussi Noël. Eh bien oui, puisque nous y sommes, « Joyeux Noël ! »

    « Joyeux Noël » à une lectrice de Chicago – tout de même, hein ! -, aux lecteurs de Périgueux, de Saumur, de Paris, à mes lecteurs du voisinage. Ces chroniques vont être bientôt lues au Japon, ce serait la gloire. Dieu préserve le pauvre chroniqueur de la démesure : les philosophes grecs n’aimaient pas ça ; ils disaient « rien de trop » (mèdèn agan) !

    Promis : les chroniques suivantes seront plus détendues, après ces dernières, bien serrées ! Ne vous découragez pas, lecteur !

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    Dispute 57

    Noël : une mémoire en partage

    L’annonce joyeuse d’Isaïe, 9,6, « Un enfant nous est né », est reprise chaque année
    pour fêter la nativité du Seigneur. Nous la faisons remonter à notre mémoire
    chrétienne. Et même à la mémoire de toute l’humanité ? Ca se dispute, mais
    pourquoi pas ?

    1 –
    C’est ce que pensait une philosophe de renon, Hannah Arendt (1906-1975). Elle qui
    ne se réclamait pas du christianisme – elle était juive -, reprend ce message
    chrétien par excellence et en voit la portée universelle pour l’humanité entière.
    Hannah Arendt pense qu’au cœur des malheurs du monde, - par exemple, les
    épreuves épouvantables du siècle dernier (nazisme, stalinisme…) qu’elle a connues,
    les hommes continuent de croire à la vie et qu’on peut espérer pour l’avenir.
    L’histoire repart de façon privilégiée, dit-elle grâce au pouvoir de la natalité. La
    capacité de créer du nouveau n’est-elle pas, au plus haut point, attachée à la
    naissance d’un nouvel être ? Elle dit : « Seule l’expérience totale de cette capacité
    peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance »
    Et ce qui est remarquable, c’est qu’elle en appelle à une phrase de l’Evangile :
    « C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur
    expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles
    annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né » (Condition de
    l’homme moderne, Œuvres, Gallimard, p. 259).

    2 –
    Ainsi la nativité du Seigneur serait un événement inscrit pourrait-on dire dans le
    patrimoine mondial de l’humanité. Elle serait sédimentée dans les couches profondes
    de notre mémoire.
    Saint Augustin (354-430) a écrit des choses admirables sur la mémoire, dans le beau
    livre de ses Confessions – Lisez-le, il existe en livre de poche. Il parle des « grands
    espaces » et des « vastes palais de la mémoire ». « Quand je suis dans ce palais,
    j’appelle les souvenirs pour que se présentent tous ceux que je désire ». Parmi ces
    souvenirs enclos dans la mémoire, il y a bien sûr les choses de la vie passée, les
    choses humaines (événements familiaux, personnels, sociaux, certains dramatiques,
    d’autres heureux…). Mais il y a aussi les événements religieux. La nativité du
    Seigneur est de ceux-là. « Tu (Dieu) habites certainement en elle (la mémoire),
    puisque je me souviens de toi depuis le jour où je t’ai connu ; et c’est en elle que je te trouve, quand j’évoque ton souvenir » (Conf. X,36).

    3 –
    Mais que produit d’aussi considérable cet acte de mémoire ? Le philosophe Aristote
    (384-322 av J-C) avait bien pris soin de distinguer deux types de mémorisation : la
    mémoire (mnémè) comme simple présence d’une image du passé révolu ; et la
    mémoire (anamnèsis) comme présence d’une image du passé non révolu. L’une est
    utile, certes, mais la deuxième a la capacité de faire vivre et de créer du nouveau, de l’histoire.
    C’est bien le cas pour la nativité du Seigneur : si nous nous en souvenons, c’est bien
    qu’elle nous fait vivre et qu’elle est présence d’un passé non révolu. Elle n’est pas
    du passé pur, mais, comme le dit merveilleusement Augustin, elle est « le présent
    d’un passé ». Ce présent du passé fait que la nativité du Seigneur est un
    événement actuel : ce Noël 2022, avec le monde tel qu’il va, qui ne ressemble à
    aucun autre Noël passé ni à venir.

    4 -
    Le contraire de la mémoire, c’est l’oubli. Paul Ricoeur (1913-2005) dit à ce sujet :
    « Mémoire heureuse, donc ? Certes, et pourtant l’oubli ne cesse de hanter cet éloge
    de la mémoire et de sa puissance, l’oubli, ce prédateur du temps, ‘l’oubli qui ensevelit nos souvenirs’ (Augustin) » (Parcours de la reconnaissance, p. 192). L’oubli est quelque chose de tragique quand il s’agit de mémoire vivante (anamnèse).
    Qu’en serait-il de l’histoire humaine si cette phrase « un enfant nous est né » n’était
    plus entendue ? Le psaume le dit avec douleur : « Je veux que ma langue s’attache
    à mon palais si je perds ton souvenir, si je n’élève Jérusalem, au sommet de ma joie
    (Psaume 136, 5-6).
    La fête religieuse de Noël sauve de l’oubli : elle le fait de façon toute simple, naïve
    presque, en accomplissant les rites annuellement répétés : la même messe de la
    nuit, les mêmes chants, les mêmes lectures bibliques, la même crèche, les mêmes
    vœux de « Joyeux Noël ». Les chrétiens portent la responsabilité considérable et
    douce à la fois, de mémoriser pour tous, la phrase : « Un enfant nous est né ».

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    Dispute 55

    Nos malheurs : qu’en faire ? Que penser ?

    1

    L’actualité hélas ne cesse d’exposer à la face de tout le monde, les malheurs de l’Église : maintenant, les abus commis par les plus hautes autorités ecclésiales, et demain révélera d’autres délits, le temps que la vérité continue de se faire.

    On peut considérer que ce que nous vivons, au sein de notre Église en ce moment est un véritable malheur pour elle et pour chacun de ses membres, chacun de ses acteurs. En ce moment, nous sommes tous dans le malheur, non ?

    Que penser, que faire dans le malheur ? Évidemment tout faire pour que le mal qui en est l’origine soit éradiqué. Mais tel n’est pas le but de cette chronique.

    2

    Simone Weil distingue deux situations, dans ce drame du malheur ? La première va jusqu’à la possible mort de l’âme. Elle dit que la souffrance du malheureux « pulvérise l’âme », la met en morceaux, « par la brutalité mécanique des circonstances ». Quel drame, si notre âme est atteinte dans son fonctionnement même ? Ce peut être le cas.

    La seconde est ce qui peut se passer quand l’âme n’est pas anéantie, mais en totale souffrance. Simone Weil dit que cette souffrance paradoxalement n’est pas à rejeter puisqu’elle est là de toute façon : nous ne la provoquons pas pour nous faire mal. Notre souffrance, si elle est accueillie – comme nous pouvons le faire, tant bien que mal - est une réponse au malheur. Une des grandes réponses.

    La réponse de Job à ses malheurs extrêmes qui l’amène à maudire le jour de sa naissance et à récriminer contre Dieu à la limite du blasphème, ce fut sa souffrance.

    Ce qui l’a sauvé au cœur de cette souffrance, dit Simone Weil, ce fut la beauté de la création : celle-ci « malgré tout », est belle. La dernière partie du livre de Job est une hymne d’une poésie extrême à la création : à lire sans faute ! Ce qui l’a sauvé, c’est le Dieu créateur ! La beauté du monde lui a permis de se maintenir ferme, dans la souffrance même.

    Dans nos malheurs, il faut maintenir cette certitude – que Simone Weil a inscrit dans ses « Cahiers » : « Et pourtant le monde est beau ». Et à cause de tout cela elle écrit : « Que la souffrance soit un mal, rien ne force à l’admettre ». Cela fait réfléchir.

    3

    Elle va plus loin, pour rejoindre non plus la beauté et le bonheur de la création, cette fois-ci, mais le malheur de la croix du Christ. Cette juive attirée dans une expérience mystique inouïe, par la figure du Christ, a compris que le message chrétien était la croix, purement et simplement.

    Pour elle le Christ seul est la vérité du malheur : sa croix l’éclaire. « La seule source de clarté assez lumineuse pour éclairer le malheur est la croix du Christ. À n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays, partout où il y a un malheur, la Croix du Christ en est la vérité… Le malheur sans la croix, c’est l’enfer et Dieu n’a pas mis l’enfer sur terre ».

    Elle dit : « Le Christ était un malheureux…Le Christ guérissant des infirmes, ressuscitant des morts : c’est la partie humble, humaine, presque basse de sa mission. La partie surnaturelle, c’est la sueur de sang, le désir non satisfait de trouver une consolation auprès de ses amis, la supplication d’être épargné, le sentiment d’être abandonné de Dieu »

    Simone Weil confie au Christ en croix, la douleur de nos malheurs. C’est pourquoi elle affirme : « La croix du Christ est notre patrie ».

    4

    Ces choses étant dites et qui peuvent être crues – mais nous sommes libres -, est-ce que nos pauvres sentiments humains peuvent suivre ? Ne sommes-nous pas condamnés à la tristesse ? Simone Weil nous aidera à nouveau : la suite sera donnée à la chronique 56 !

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    Dispute 54

    L’attention : un exercice ou une mystique ? Leçon de Simone Weil

    Ça se discute en effet. Nous devons à la philosophe Simone Weil (1909-1943), une exhortation à l’attention, sans égale. Très jeune, elle fait cette expérience quasi mystique : « [À quatorze ans] après des mois de ténèbres intérieurs j’ai eu soudain et pour toujours la certitude que n’importe quel être humain, même si ses facultés sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre » (Œuvre, Quarto, Gallimard, p. 769).

    1

    L’attention, c’est bien une grande question pour nous : nous avons rencontré telle personne, y avons-nous prêté toute notre attention ? Ou bien l’avons-nous effleurée par paresse ou pire, par incompétence.

    Or pour Simone Weil il s’agit bien de développer cette compétence plus précieuse que tout. Et pour cela il faut s’exercer. Comme il y a pour le corps les exercices physiques, il y a des exercices propres à l’intelligence : il y a à s’exercer à l’attention. Mais enfin, il y faut aussi et d’abord une « mystique » !

    2
    Quand il s’agit de « décrire » l’attention, elle y voit la mise à distance des autres pensées, une sorte de purification de nos pensées qui vont dans tous les sens.

    « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi même à proximité de la pensée mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Mais surtout, la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher mais être prête à recevoir dans sa vérité nue, l’objet qui va y pénétrer ».

    L’attention est autre chose que la recherche. Pour l’attention, il n’y a pas à rechercher, on trouve !

    « [Quand on se trompe], la cause est toujours qu’on a voulu être actif ; on a voulu chercher. Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus »

    « L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. Par lui-même il ne comporte pas la fatigue. Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire ».

    3

    Par delà cette question de l’exercice de l’attention qui peut paraître scolaire, il y a toute une mystique en jeu, c’est-à-dire, les questions du mal, de Dieu, de la création, de la beauté, etc.

    - Elle souligne une difficulté de l’attention qui peut nous surprendre : il y a comme le travail du mal quand nous rechignons à l’attention, il y a une tentation assez redoutable à ne pas prêter attention.

    « 20 minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que 3 heures de cette application aux sourcils froncés qui feraient dire « j’ai bien travaillé ». Mais malgré l’apparence, c’est aussi beaucoup plus difficile. Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair (le corps) ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair. C’est pourquoi, toutes les fois que l’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. Si on fait attention avec cette attention, un quart d’heure d’attention vaut beaucoup de bonnes heures »

    - L’inattention est un « crime » envers la beauté du monde et des êtres. Simone Weil a des pages admirables sur la beauté du monde : elle y voit un véritable « sacrement »

    « Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est […] un crime d’ingratitude […] puni par le châtiment d’une vie médiocre. »

    - Il n’est pas habituel de faire le lien entre les études scolaires et la religion. Or pour elle, les études attentives mènent vers Dieu lui-même. Il y a là une « attention la plus haute » :

    « L’attention est la seule faculté de l’âme qui donne accès à Dieu. La gymnastique scolaire exerce une attention inférieure, discursive, celle qui raisonne. Mais menée avec une méthode convenable, elle peut préparer l’apparition dans l’âme d’une autre attention, celle qui est la plus haute, l’attention intuitive »

    4

    Cela a des conséquences pour la vie religieuse elle-même. L’attention a à voir avec l’attente : « L’attente de Dieu » est le titre d’un recueil de pensées rassemblées pour les premières éditions. L’attention, c’est ni plus ni moins, l’attente de Dieu, quand il viendra, tel qu’il choisira de venir.

    On nous dit qu’elle récitait le Notre Père avec attention, en grec, et qu’elle recommençait la récitation si elle avait eu des distractions :

    « Il est impossible de prononcer (cette prière) une fois en portant à chaque mot la plénitude de l’attention, sans qu’un changement peut-être infinitésimal, mais réel s’opère dans l’âme »

    « La qualité de l’attention est pour beaucoup, dans la qualité de la prière. La chaleur du cœur ne peut pas y suppléer » (p. 83).

    5

    Une leçon de vie à retenir, bien utile pour notre style de relation au monde, aux autres, à la terre, aux êtres vivants, à Dieu. Nous qui sommes, selon le diagnostic des psychologues, au temps de « la durée d’attention limitée », à l’âge des brèves lectures, des écoutes flottantes » (Jean Lacoste, préface à Simone Weil, De l’attention, Bartillat 2018, p. 18). Petit livre à conseiller.

    Pour finir : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité » (Lettre à Joë Bousquet).

    Ou encore : « Attente, attention, silence, immobilité à travers la souffrance et la joie »

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    Dispute 53

    Il y a révolte et révolte : Albert Camus

    Il y a révolte et révolte en effet et cela mérite une disputation ! S’il est un homme révolté, c’est bien lui, Albert Camus. Il force notre admiration par la lucidité et le courage dont il a fait preuve dans les nombreux combats qu’il a menés ; mais aussi par son style d’homme, et son style de révolte.

    1
    Sa vie mérite d’être connue
    Voici un homme, un intellectuel éblouissant, né en Algérie (pied noir) en 1913 d’une famille modeste, y ayant vécu jusqu’à l’âge de 26 ans, pour développer ensuite en France une carrière, de journaliste, romancier, dramaturge, essayiste. Son existence fut brève - 46 ans -, en raison d’un tragique accident d’automobile survenu en1960 à Villeblevin dans l’Yonne. Dans sa sacoche retrouvée dans la voiture, il avait le manuscrit de la dernière de ses œuvres : Le premier homme, À lire ! Camus repose dans le cimetière de Loumarin, charmant petit village de la vallée du Lubéron dans le Vaucluse… où nous aimerions bien nous rendre un jour !

    2
    Ses engagements dans la vie publique sont impressionnants

    - En 1945 il est le seul intellectuel occidental à dénoncer l’usage de la bombe atomique, 2 jours après Hiroshima.

    - En 1951, dans son essai L’homme révolté, il écarte toute ambiguïté à l’égard du régime communiste. Il dénonce la monstruosité du stalinisme à une époque où l’intelligentia française était communiste sans nuances. Cela lui vaut des inimitiés dans les milieux intellectuels : rupture avec Jean-Paul Sartre.

    - Son grand combat, ce fut le destin tragique de l’Algérie lors de la guerre d’indépendance. Il dénonce les inégalités qui frappent les musulmans d’Afrique du Nord, dans le cadre de la colonisation. Mais il dénonce aussi les caricatures du pied-noir exploiteur. Il prône une trêve civile, face aux violences des deux côtés : les pieds noirs opposés à l’indépendance et les Algériens représentés par le FLN. Extrême violence de la guerre d’Algérie, dont il est le témoin privilégié. Il était contre la colonisation, il aurait voulu une fédération des deux communautés dans une seule nation. Mais il n’a pas anticipé une indépendance inévitable. En tout cas il dira : « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis et je n’ai séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent » (Camus).

    - Le 16 octobre 1957 est une grande date pour Camus : il reçoit le prix Nobel de littérature. Dans son discours il a cette phrase célèbre qui en dit long sur l’humanité de Camus : « J’ai toujours condamné la terreur. En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère ». Cette réponse lui sera reprochée. Il refuse, dans son concept de révolte, que tous les moyens sont bons, ceux de la violence et de la terreur.

    3
    Son roman, La Peste a certainement été lu par certains (dans leur jeunesse). Mais lu sans trop se poser la question de la nature de cette peste. À lire ou relire absolument !

    Dans une foule en joie, inconsciente, rampe une épidémie la peste ; les rats se répandent et meurent, ainsi que les hommes. Le docteur Rieux dénonce l’indifférence de ses concitoyens de la ville d’Oran, et se donne corps et biens au soin de la population. Voilà sa révolte : contre l’inconscience d’un mal qui est là ; et pour le soin des personnes, dans un engagement absolu.

    De quelle peste s’agit-il ? N’est-elle pas une métaphore d’un fléau qui survient dans l’histoire des hommes ? Mais duquel ? Camus écrit : "Tout le monde sait que les pestes ont une façon de se reproduire dans le monde, mais d’une manière ou d’une autre, nous avons du mal à croire en celles qui s’écrasent sur nos têtes depuis un ciel bleu. Il y a eu autant de pestes que de guerres dans l’histoire, mais toujours des pestes et les guerres prennent les gens également par surprise."

    Le mal rampant ce peut-être la violence sournoise d’idéologies violentes. Pour le bien des peuples, on use de la violence révolutionnaire qui en fait les détruit. On peut penser aux régimes totalitaires, au nazisme, au communisme soviétique, au stalinisme. Voici l’avis de Marc Crépon : « De quoi donc la peste est-elle la métaphore ? De rien moins que la contagion de ce consentement à la violence, dans lequel Camus n’a cessé de voir et de combattre, sa vie durant, le signe le plus durable et le plus redoutable du nihilisme de notre temps ».

    Camus fut cet homme qui a redouté plus que tout d’avoir honte : « Cela fait longtemps que j’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, dût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour… J’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste. »

    Il y a révolte et révolte, et celle de Camus réfléchit sur les moyens de la révolte. Il se refuse la violence révolutionnaire : « Je me disais alors, que si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me semble que l’histoire m’a donné raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont dans la fureur du meurtre et ils ne peuvent pas faire autrement ».

    Moralité : « Nous sommes tous dans la peste » : vigilance orange de la pensée, et courage de l’action.

    4
    Révolte et révolution

    Mais il est un autre type de révolte que la révolution. La révolte, pour Camus, c’est un « non » fait à la condition humaine menacée, attaquée. Mais c’est autant un « non » aux pratiques et aux idéologies violentes, qui ne manquèrent pas dans cette période. « Contrairement à la révolution, le rebelle n’a pas de plan, il agit tout simplement » « Le révolutionnaire a la volonté de « transformer le monde » (Marx) alors que le révolté veut « changer la vie » (Rimbaud) » (je ne connais pas l’auteur de cette citation, hélas : au secours lecteurs !)

    Vers une nouvelle chronique ? Eh bien oui, encore une puisqu’elles s’appellent les unes les autres. Dans son essai L’homme révolté, paru en 1951. I faudra bien en parler ! En attendant, il faut lire le théâtre de Camus, ses lettres (sa correspondance avec Maria Casarès, une splendeur !) Un grand homme, simple, cordial, libre, courageux et profond. Un modèle de l’intellectuel engagé pour aujourd’hui encore. Bonnes lectures !

    Je retiens : « Je n’ai séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent » (Camus)

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    Dispute 52

    La révolte, point de départ majeur de la réflexion philosophique

    Ca se dispute en effet, car il y a plusieurs « points de départ » qui font que nous sommes embarqués dans une réflexion philosophique au long cours ! Des points de départ, comme des « départs de feu » dont nous avons été témoins récemment.

    Nous avons interrogé nos maîtres prestigieux – passage obligé, toujours, et combien enrichissant – et nous avons vu dans une dispute précédente, que pour Platon, c’était l’émerveillement, pour Aristote, l’étonnement.

    Il est un autre point de départ de la philosophie qui est l’inverse de celte voie de l’émerveillement, car tout n’est pas merveilleux dans le monde ! Il s’agit de la révolte. Voilà une belle dispute : émerveillement ou révolte ?

    1
    Dans l’émerveillement, notre esprit découvre combien le monde est beau, et il y exerce sa réflexion philosophique : comment se fait-il que tout cela soit si beau ? Comment le maintenir en cet état, etc.

    Mais le risque est de se cacher le côté sombre de la condition humaine, de ses douleurs, de ses drames, et de traverser l’existence en se mettant à l’abri des malheurs du monde, C’est tellement facile d’oublier la part tragique du monde et de vivre « à l’écart du grand nombre » (le poète Maurice Fombeure)

    Sans cet affrontement à la dure réalité du monde, démarrerions-nous une réflexion ? L’absurde, si cher à Camus, est révoltant et fait réfléchir. Nous sommes affectés, et révoltés. Nous faisons de la philosophie parce que nous sommes des révoltés.

    2
    Cette révolte prend les aspects de la contrariété, de la négation, de la protestation, de l’épreuve ou du scandale.

    - Au départ de la réflexion philosophique, il y a cette rencontre dérangeante de la contrariété, ou d’une « négation vécue ». On n’aime pas être contredit ! On rentre alors en résistance. C’est cela la révolte : une réaction à l’absurde qui contredit le sens de la vie, qui contredit nos aspirations au bonheur, le nôtre et celui de tous. La philosophie est toujours une réaction.

    Et il faudrait s’attaquer à la forteresse de la contradiction : « A l’origine de la philosophie, il n’y a pas une proposition positive, mais une négation vécue » (Paul Gilbert, Violence et compassion, p. 27).

    - On peut encore parler de « protestation  ». Une protestation. « En son origine, la philosophie ne prend pas la forme paisible d’une réponse à l’attrait de l’intelligence vers un plus ou un mieux connu, mais celle d’une protestation contre l’injustice et le mensonge, c’est-à-dire contre ce qui ne devrait pas être… La première expression de l’intelligence humaine est de « protester », mot qui signifie « rendre témoignage devant… » (p. 29). Par exemple, nous devons attester que ce qui prime, ce n’est pas la violence, la mort, l’oppression, la vulgarité…mais que c’est le bien.

    Ce qui permet de liquider une fausse image de la philosophie, comme science abstraite, neutre, froide… Le même P. Gilbert : « … le travail philosophique n’est pas réductible à une interprétation intellectuelle de la réalité puisqu’il provient moins d’un étonnement que d’une protestation contre ce qui est et ne devrait pas être. Ce ne sont pas seulement les interrogations de l’intellect qui soutiennent la réflexion philosophique, mais une inquiétude  »

    - Les maux et les malheurs des hommes sont une épreuve pour la pensée : « Comment accéder à la sagesse qui permet à chacun de prendre une juste mesure de son destin sans avoir jamais été confronté à l’épreuve qui le met face à la fragilité de cette vie qu’un rien peut briser ? En un mot, sans être passé par l’épreuve qui le fait vaciller jusque dans ses certitudes les plus assurées ? Un tel type d’épreuve est le tragique même, face nue de sa condition de vivant mortel »

    Le tragique a été mis en scène dans le théâtre antique de façon indépassable : il faut lire Eschyle ! Camus aussi dans son théâtre.

    3
    Hannah Arendt rappelle à sa manière magistrale qu’on ne peut pas fuir notre condition tragique et en rester à « l’étonnement admiratif » :

    « Je me suis arrêté sur deux sources dont est née la pensée, telle que nous la connaissons historiquement, l’une grecque, l’autre romaine, et ces sources diffèrent à tel point qu’elles en sont presque opposées. D’une part l’étonnement admiratif devant le spectacle qui entoure l’homme et que son corps et son esprit le mettent à même d’apprécier ; d’autre part, la cruelle extrémité qui consiste à être jeté dans un monde dont l’hostilité écrasante, dominé par la peur et que l’homme s’efforce à tout prix de fuir » (Hannah Arendt, La vie de l’esprit, p. 213).

    Mais dans un deuxième temps, tout aussi fondamental, Hannah Arendt dit que l’expérience du scandale et de la révolte, suppose une expérience antérieure : celle, positive, de l’étonnement, sinon, il n’y aurait évidemment pas de sens à la révolte. Avant l’étonnement devant la violence et le mal, il y a l’étonnement devant le bien, le beau, le vrai. Sinon, la révolte serait une réaction nihiliste ou une réaction idéologique, faisant fi du bien des personnes, en embarquant les hommes dans une violence à leur endroit

    Car l’horreur sans voix vis-à-vis de ce que l’homme peut faire et de ce que le monde peut devenir, est, à beaucoup d’égards lié à l’étonnement sans voix de la reconnaissance d’où surgissent les questions de la philosophie » (« L’intérêt pour la politique », cité par Véronique Albanel, Amour du monde, La nuit surveillée, p. 299).

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    Dispute 51

    L’émerveillement

    Nos chroniques philosophiques se poursuivent, miraculeusement sans doute. Nous en sommes à la 51ème. Bravo lecteur fidèle : quel courage.

    Il peut être intéressant au début de la reprise de ce parcours de réflexion au long cours, de s’interroger : au fait pourquoi philosophons-nous ? La première réponse qui se signale : mais c’est parce que la réalité, la vie, l’histoire nous « affectent »

    Ce sont des « affects » qui « font partir » la philosophie, comme on parle d’un départ de feu, souvent difficile à maîtriser, tel ceux que nous avons connu récemment.

    La réponse traditionnelle affirme que c’est l’émerveillement qui est le premier de ces affects. Avec l’émerveillement, nous sommes chez Platon. Mais il s’agit de l’étonnement et nous suivons Aristote. Et puis, il ne faut pas oublier un départ de feu essentiel : la révolte, et nous sommes chez Camus.

    1
    L’émerveillement
    Nous devons à Platon cette doctrine qui veut que la philosophie débute par l’émerveillement : « Cette attitude, qui consiste à s’émerveiller, est typique du philosophe. La philosophie en effet ne commence pas autrement » (Théetète 155d).

    Il ajoute aussitôt, se servant d’un mythe, comme il a coutume de le faire, que l’émerveillement (thaumazein en grec) -, engendre un savoir digne des dieux (Isis étant la messagère des dieux auprès des hommes). Il y a selon lui quelque chose de divin dans l’émerveillement.

    2
    L’étonnement
    Aristote a traité aussi de ce sujet du commencement de la philosophie. Il dit : « Les hommes ont commencé à philosophe, maintenant comme à l’origine, mus par l’étonnement… ».

    Pierre Gilbert voit dans l‘étonnement, sa dimension sacrale, religieuse : « L’étonnement naît d’un spectacle inquiétant qui transporte dans un pays étrange où le voyageur n’a plus de sécurité ni d’évidences. Nous sommes étonnés quand notre monde habituel se fissure et laisse apparaître un monde nouveau, imprévu, peut-être insaisissable, et par là terrifiant. Ce monde a une force inquiétante. L’étonnant est tremendum… Il est aussi merveilleux, désirable, attirant. Le tremendum est paradoxalement fascinans… En me laissant émerveiller, j’accueille une étrangeté que je ne peux pas mesurer à l’aune de mes habitudes » (La simplicité du principe, p. 40).

    On peut distinguer l’étonnement d’Aristote et l’émerveillement de Platon. Celui-là est plus ample, plus complet. L’étonnement se situe au niveau du problème à résoudre ponctuellement, l’émerveillement au niveau du mystère à recevoir et faire fructifier à l’infini. En effet « pour Aristote, l’étonnement est en pratique destiné à s’éteindre naturellement quand est trouvée la solution à la difficulté qui l’a engendrée… Pour Aristote, contrairement à Platon, l’étonnement ne naît pas du dynamisme de l’esprit, mais de la pression des faits et de l’inadéquation de nos savoirs antérieurs. L’étonnement force à constituer des jugements nouveaux qui reflètent plus exactement la complexité du réel. Au terme de ce travail, le sentiment d’étonnement n’a plus de raison… (p. 42-43).

    Cette différence entre problème et mystère a été bien étudiée par le philosophe Gabriel Marcel. « Là où il y a problème, je travaille sur des données placées devant moi, mais en même temps tout se passe comme si je n’avais pas à m’occuper de ce moi en travail. Il n’en est pas de même là où l’interrogation porte sur l’être… Par là nous pénétrons dans le méta-problématique, c’est-à-dire dans le mystère. Un mystère c’est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se dépasse par là même comme problème » (Être et avoir, Aubier, p. 250).

    3
    L’admiration

    Paul Gilbert évoque à la fin d’un de ses livres, l’affect de l’admiration. Nous ne sommes pas loin de l’émerveillement et de l’étonnement, émerveillement et étonnement que les choses s’offrent à nous les humains, si belles et là, disponibles spécialement pour nous. « On a pu dire que l’origine de la philosophie, le principe qui engage et accompagne tout son déploiement, est l’étonnement. Mais ce qui scelle son mouvement, ce qui le consacre ultimement et affermit son sens, c’est l’admiration. L’admiration est accompagnée par le ravissement et le consentement. Elle exerce une extase et remplit d’une plénitude inattendue. Elle réjouit l’esprit et l’exauce. Elle est aujourd’hui difficile, en nos temps de gloire tonitruante des sciences de leurs images et de nos scepticismes… (La patience d’être, p. 300-301).

    D’autres auteurs parlent de ces affects de l’émerveillement et de l’étonnement, de manière merveilleuse : Hannah Arendt par exemple.

    « Il existe une sorte de gratitude fondamentale pour tout ce qui est comme il est (Hannah Arendt, cité par Elisabeth de Fontenoy, Actes de naissance, Seuil, p. 186)
    « Que soit béni d’exister ce qui existe » (Auden, cité par Hannah Arendt, La vie de l’esprit, PUF, p. 505).
    « L’étonnement, point de départ de la pensée, n’est pas le fait d’être intrigué, surpris ou perplexe ; il comporte de l’admiration… Le discours (philosophique) prend alors forme de louange, glorification non pas d’un phénomène particulièrement saisissant, ou de la totalité des choses de l’univers… » (Hannah Arendt, La vie de l’esprit, p. 169). La louange, la glorification ! Nous ne sommes peut-être pas loin du religieux à nouveau !

    « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles mais uniquement par manque d’émerveillement » (Gilbet Keit Chesterton).

    « Tout ce qui est beau doit être partagé » (Fanny Ardant (La Croix Hebdo)

    Prochaine chronique : la révolte, évidemment. A bientôt.

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