"Ça se dispute", les chroniques de Jacques Bréchoire - 2023/2024
Ça se dispute !
Ça se dispute ! Drôle façon de s’exprimer, incorrecte : on se dispute, oui, mais on ne dispute pas de quelque chose. On discute plutôt de la chose.
Nous allons quand même dire : « Ça se dispute », même si ce n’est pas français !
Avec Jacques Bréchoire, découvrez L’ACTUALITÉ sous un angle philosophique et théologique.
Ça se dispute 77 -> Noël 2023 : guerre et paix
Ça se dispute 76 -> Savoir raison garder : la question de la post-vérité
Ça se dispute 75 -> La vie philosophique : une « vie de chien » ? Diogène
Ça se dispute 74 -> Qu’est-ce qu’un fait ?
Ça se dispute 73 -> Pourquoi philosopher ?
Noël 2023 : guerre et paix
« Guerre et Paix » est un roman fameux de Léon Tolstoï, un des plus grands livres de la littérature russe et universelle. Il faut un peu de santé pour le lire car il est volumineux et met en scène une multitude de personnages qui peuvent nous faire perdre le fil !
1 –
Or il y a bien un fil ! La coexistence dans l’histoire des peuples et dans l’histoire de chaque personne, de la guerre et de la paix : pas la guerre seulement, ce serait à désespérer à cause de sa puissance phénoménale de destruction ; pas la paix seulement, ce serait se faire illusion sur la condition humaine, avec sa méchanceté bien réelle.
Chaque fête de Noël nous fait souhaiter la paix, et la demander dans la prière, au « Prince de la paix », Jésus né à Bethléem en Judée. En effet, chaque Noël connaît son cortège de guerres : aucun Noël n’est complètement paisible et nous avons à reprendre les mêmes prières chaque année.
Mais ce Noël-ci surajoute guerre et guerre et nous voici désemparés devant les malheurs de la paix : Ukraine, Gaza…. On dit que l’Europe avait oublié la guerre et qu’elle se réveille de son sommeil pacifiste. « Avec naïveté, nos sociétés ont pensé que la guerre était archaïque » (François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées). Un écrivain hongrois, Laszlo Krasznahorkai, a même écrit un roman intitulé « Guerre et Guerre ».
2 –
Mais non, il y a la guerre et la paix, et nous suivons Léon Tolstoï. Son roman fleuve raconte la guerre napoléonienne en Russie avec ses ravages, et en même temps, la vie du peuple russe qui se reconstruit, quand arrive le temps de la paix, avec les amours, les mariages, les familles, le travail, l’argent, et le souci de la justice sociale. Tolstoï raconte en artiste la guerre et la paix avec quel talent et vérité !
Tolstoï s’interroge sur l’Histoire : « Sept ans, plus tard [depuis la guerre de 1812], l’océan démonté de l’histoire avait regagné ses rives. Il semblait apaisé, mais les forces mystérieuses qui meuvent l’humanité (mystérieuses, parce que nous ignorons les lois de leur mouvement) continuaient à agir ». La guerre était toujours là en embuscade.
Il écrit encore : « Pourquoi donc des millions d’hommes se sont-ils entretués, quand chacun sait, depuis que le monde est monde, que c’est là mal agir, moralement et physiquement ? Parce que la chose était si inévitable qu’en la faisant, ils obéissaient à cette loi élémentaire, zoologique, à laquelle obéissent les abeilles qui s’entre-tuent à l’automne, et les mâles des animaux qui s’exterminent les uns les autres. On ne peut donner d’autre réponse à cette effroyable question » (Guerre et paix, Poche 2010) p. 973). Voilà donc la quasi nécessité de la guerre. Le destin (le fatum) des splendides tragédies grecques.
Mais en même temps, les hommes sentent qu’ils ont une conscience d’être libres. Il y a « dans l’homme un autre sentiment et la conscience pour le convaincre qu’il est libre à tout moment où il agit » (p. 973).
« La contradiction semble irréductible. Je suis certain, en accomplissant un acte, d’avoir mon libre arbitre ; mais si je considère mon acte comme une participation à l’ensemble de la vie de l’humanité, je conclus qu’il était prédestiné et inévitable » (p. 973).
Tolstoï montre des acteurs agissant comme contraints, pas sûrs d’eux-mêmes, mais il faut agir. Napoléon a gagné la guerre, mais cette victoire est-elle une vraie victoire, n’est-elle pas une défaite. Qui conduit l’histoire ? Certainement pas les héros.
3 -
Tandis que nous allons fêter Noël et invoquer le retour à la paix, des peuples en guerre, et des personnes engagées dans ces malheurs (les jeunes soldats qui tombent), il n’est pas interdit de penser comme Tolstoï à cette fatalité de la guerre. On sait très bien, au cœur même de notre recherche de la paix, que la guerre sera là demain, comme elle est présente aujourd’hui. On entend les réflexions désespérées devant des situations où on ne voit pas comment les choses peuvent déboucher sur une solution (le Proche Orient, l’Ukraine…)
4 –
Et pourtant le livre de Tolstoï s’’achève sur la contemplation d’une étoile qui perce le ciel d’hiver et qui apporte la paix :
« ..il (Pierre)regardait avec joie de ses yeux mouillés de larmes cet astre éclatant qui, après avoir traversé d’incommensurables espaces à une vitesse infinie suivant une ligne parabolique, semblait s’être soudain, comme une flèche qui s’enfonce dans la terre, planté à la place qu’il avait choisie dans le ciel noir et être resté là, la chevelure dressée, faisant jouer et briller sa lumière blanche parmi d’innombrables étoiles scintillantes. Il semblait à Pierre que cet astre était en harmonie parfaite avec ce qui emplissait son âme épanouie à une vie nouvelle, attendrie et réconfortée ».
On peut penser à ce cri déchirant de nos liturgies d’Avent : « Ah si tu descendais ! »
5 -
Pourquoi ces pensées de Tolstoï qui parle de la guerre, mais non sans la paix, et de la paix mais non sans la guerre, ne seraient-elles pas en toile de fond de notre fête de Noël 2023 ? En toile de fond de l’invincible espérance attachée à la naissance de Jésus.
Cela évitera de faire de Noël une fête aseptisée, désincarnée, candide… Nos sentiments profonds (fatalité, amertume…) ne doivent pas être gommés. Ils sont « la chair » de nos fêtes. De même notre a priori de liberté et de joie.
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Savoir raison garder : la question de la post-vérité
La dernière chronique s’achevait par une question : la philosophie est l’usage de la raison au service de la vérité et de la vie en vérité. Mais qu’est-ce que la raison ? C’est une dispute infernale dans l’histoire de la philosophie, qui s’invite dans notre actualité des fake news et de ce qu’on appelle la post-vérité, où il est difficile de distinguer le vrai du faux et de savoir que penser de la réalité des faits dont nous parlons.
1 –
L’expression post-vérité fait référence à une conception de la vérité dans laquelle les faits objectifs ont moins d’importance que leur influence sur les émotions et les opinions personnelles. On s’accorde la liberté qu’on s’accorde à transformer les vérités de faits en opinions. C’’est la liberté que se prennent certains régimes de falsifier les faits, en les niant, en les « déconstruisant », en les éliminant… Nous vivons dans une ère de l’après–vérité, dans laquelle la vérité n’est pas comprise comme avant, dans sa radicalité : ce qui est vrai est vrai et ne peut être faux, ce qui est faux est faux et ne peut pas être vrai.
C’est dire la dangerosité d’une telle conception de la vérité. Est-il dans la réalité des faits que Poutine agresse l’Ukraine, ou bien non, est-ce selon les opinions des adversaires en cause, ou selon la multitude des opinions au sujet de cette guerre.
Claudine Tiercelin dans un beau petit livre écrit :
« On doit dire envers et contre tout, que « ça existe en vrai, des gens égorgés, décapités, défenestrés, violés, enlevés, massacrés… ; ça existe « les horreurs de la guerre, pour mesurer l’empire de la propagande, l’ampleur de la désinformation, les possibilités inouïes de manipulation et d’instrumentalisation, le degré impressionnant de l’inventivité technologique, avec son éventail de subtils bidouillages, de mensonges et d’insolentes falsification des faits… » (La post-vérité, ou le dégoût du vrai, Intervalles, 2023, p. 14)
Mais non, la vérité obéit pourtant à des règles, des principes bien précis, et c’est la raison qui les aménage.
2 -
La raison, c’est la recherche des raisons, la recherche des réponses aux pourquoi des choses et des événements. Paul Gilbert le dit magnifiquement :
« La connaissance, on ne le dira jamais assez, ce n’est pas l’information ni seulement des croyances vraies (éventuellement obtenues par hasard) partagées ou même fiables. Pour qu’il y ait savoir, il faut non seulement des croyances vraies, mais des croyances justifiées ou assorties de raisons ». (Paul Gilbert, Introduction à la réflexion philosophique, Lessius, 2018, p. 35).
« Mais personne ne sera jamais philosophe qui n’aura pas le courage, dès le seuil de sa pensée, de poser des interrogations radicales, dérangeantes, de douter, de critiquer son héritage culturel autant que ses propres raisons même si elles lui semblent raisonnables » (p. 27).
Descartes quant à lui, eut le courage du doute. Non pas de douter de ceci ou bien de cela, mais de l’acte même de penser : dans l’acte de penser sommes-nous aptes à accéder à la vérité ? L’homme est-il fait pour la vérité, et comment cela peut-il se passer ?
Et sa règle de conduite en matière de vérité fut donc : « Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ». Il dit encore : « …je réputais presque pour faux ce qui n’était que vraisemblable » ((Discours de la méthode).
3 -
Dès lors, de quels moyens dispose cette fameuse raison pour discerner le vrai du faux : à quelles règles se soumet-elle ? Car il y a des règles effectivement.
4 –
La réflexion philosophique obéit d’abord à des règles logiques : on ne peut pas penser (et parler) n’importe comment. Ces règles nous viennent du fond des âges, elles sont indiscutables, elles nous précèdent et font de nous des êtres pensants, raisonnables. Nous les extrayons de nos pratiques de pensée, de notre expérience, de l’expérience séculaire des hommes de réflexion. « La philosophie part d’un fond de pratique » (Gilbert, p. 31).Ces règles logiques qu’exige la raison sont traditionnellement :
Les lois d’implication : A implique B, le coucher du soleil implique une baisse de température » (p. 40) ; ou bien : que l’homme soit, implique qu’il est mortel… La mort est impliquée dans l’essence de l’homme, dans ce qu’il est. La mort est comme « contenue » dans l’homme. On ne peut donc pas faire l’impasse sur certains faits, en les gommant ou en les falsifiant (non, l’homme n’est pas mortel…et qu’importe au fond qu’il soit mortel, qu’est-ce que cela fait ?). Les fake news s’octroient une liberté vis-à-vis de cette règle logique, à base de scepticisme : à quoi bon au fond, qu’une chose soit ceci ou bien cela ?
La loi de non-contradiction. Une chose ne peut être dite vraie et puis non, en même temps. C’est ceci et non cela, mais pas les deux en même temps. Aristote a montré tout cela au début de sa « Métaphysique ». On voit bien que cette règle est essentielle pour le langage et pour les échanges entre les hommes. Elle est une des bases de la science, et de la vie morale et sociale.
On peut y ajouter la loi du tiers exclu : Il n’est pas possible qu’entre deux propositions contradictoires, il y ait jamais un terme moyen. L’exemple classique : ne porte est soit ouverte, soit fermée ». Il n’y a pas de troisième solution.
5 –
Ceci étant dit, la raison n’obéit pas seulement à des règles logiques : elle se soumet aux règles du langage (les mots, les discours, la parole, les échanges, en un mot qui recouvre ces lois du langage : le logos). La post-vérité honore-t-elle toutes ces règles ? Non, c’est pourquoi il faut les rappeler. C’est vital et civilisationnel ! La vérité est notre mode de penser et de vivre.
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La vie philosophique : une « vie de chien » ? Diogène
La longue histoire de la philosophie nous offre des personnages très sérieux – comme nous imaginons les philosophes ! -, mais aussi des figures atypiques, déroutantes, marginales. Diogène fait partie de ceux-là. Il gagne à être connu malgré – à cause de - son excentricité. « Un Socrate devenu fou », dira Platon à son sujet !
D’autant qu’il est plutôt drôle. Il se trouve que nous avons plein d’histoires à son sujet, qui nous sont rapportées par un certain Diogène Laërce (3e siècle ap. J.C., dans un livre, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, GF – Flammarion, 1965). Un de nos philosophes locaux et non des moindres Michel Foucault a magnifiquement parlé de Diogène dans son livre Le courage de la vérité, Cours au Collège de France, Gallimard/Seuil, 2009. Rappelons que sa tombe est vénérée par certain habitant de Vendoeuvre, et non des moindres, au cimetière communal – Salut Gérard !
1 –
Diogène naît à Sinope (413- 327) et comme beaucoup d’intellectuels, il vient à Athènes, la ville de la philosophie avec ses nombreuses écoles Voilà quelqu’un qui, tout excentrique qu’il fut, fonda une école philosophique dont les adeptes s’appelaient « Les Cyniques », du nom de leur lieu de rassemblement à Athènes, appelé Cynosarges, « Au chien agile ». Le nom leur convenait, car ils revendiquaient l’honneur de vivre « une vie de chien » ! Et le chien est leur emblème ! Notre mot « cynique » vient d’eux, tout de même.
On peut dire qu’il vit une vie philosophique, la philosophie devient genre de vie, et est instructive par cela. C’est l’enseignement par la vie. Trois caractéristiques de cette vie :
2 -
Diogène mène une vie « publique » de bout en bout.
Diogène vit comme s’il était toujours sous le regard des autres : « Il résolut de manger, dormir et parler en n’importe quel lieu. » Il meurt en public, « dans un gymnase aux portes de Corinthe, enveloppé dans un manteau comme un mendiant qui dort. On a soulevé le manteau et on s’est aperçu qu’il était mort » (p. 233).
Une vie publique, non sans les excès de l’impudeur ! Il vit nu ou presque nu. Il vit au coin des rues, dans les jeux, les théâtres. On le représente vivant dans un tonneau !
Il n’y a rien à cacher, tout doit être transparent ! Est vrai ce qui n’est pas caché et vient à la lumière. Selon la célèbre étymologie : l’alètheia (la vérité) : a privatif et lètheia : ce qui n’est pas caché, est ouvert, est révélé. Une vie sans voile. . Il s’agit d’une vie sans dissimulation, qui ne recèle rien
3 –
Une vie pauvre
C’est un lieu commun de l’Antiquité (Socrate…) : « la vraie vie, la vie philosophique, ne peut pas être une vie de richesses et d’affairisme.
La pauvreté cynique est réelle. C’est-à-dire qu’elle n’est pas du tout un simple détachement de l’âme ». Pauvreté de vêtement, d’habitat, de nourriture, de biens. Sénèque dit qu’il est bon de temps en temps de faire des espèces de stages de pauvreté. Les maîtres chrétiens de spiritualité le disent aussi !
Si Socrate était vénéré, du moins on disait : « Socrate est tout de même quelqu’un qui a une maison, une femme, des enfants. Il a même des pantoufles ! ». Pas Diogène.
C’est une pauvreté sans cesse en perfectionnement. On n’a jamais fini d’être pauvre. Episode de l’écuelle. Diogène n’avait pour seule vaisselle, qu’une écuelle, un petit bol dans lequel il boit de l’eau. Il aperçoit auprès d’une fontaine un petit garçon qui met ses deux mains en forme de bol, et boit dans ses mains. Alors, voyant cela, Diogène jette l’écuelle, se disant que c’était là encore une richesse inutile !
Une pauvreté qui va jusqu’à la saleté ! Cela se justifie-t-il philosophiquement ? « Le cynique finit par mener une vie de laideur, de dépendance et d’humiliation ». Invitation à aller plus loin : aller au-delà de la beauté du corps…Le cynique s’installe dans une vie en beaucoup de points déshonorante. C’est un choix de vie : ne rien attendre des honneurs humains. Là, concernant la saleté, on n’est pas obligé de suivre !!
4 - Une vie animale !?
La valorisation d’une vie animale, naturelle, sans les conventions humaines. L’animalité « sera chargée de valeur positive, elle sera un modèle de comportement, modèle matériel en fonction de cette idée que ce dont l’animal peut se passer, l’être humain ne doit pas en avoir besoin… L’homme ne doit pas avoir d’autres besoins que ceux de l’animal, que ceux qui sont satisfaits par la nature elle-même » (Foucault, p. 244-445). « Le bios philosophikos comme vie droite, c’est l’animalité de l’être humain relevée comme un défi, pratiquée comme un exercice, et jetée à la face des autres comme un scandale » (p. 245).
Une vie de chien ! Le bios kunikos est érigé au rang de « vraie vie ». (d’après F., s p. 224). La vie kunikos est une vie de chien en ceci qu’elle est sans pudeur, sans honte, sans respect humain. Une vie impudique. Une vie adiaphoros (indifférente aux coutumes reconnues…)
C’est aussi une vie qui aboie ! « Une vie capable de se battre, d’aboyer contre les ennemis, qui sait distinguer les bons des mauvais, les vrais des faux, les maîtres des ennemis. C’est une vie diakritikos, qui discrimine. C’est une vie de chien de garde, « une vie qui sait se dévouer pour sauver les autres et protéger la vie des maîtres » (p. 224). Une vie phulakritos (vie de garde). (Foucault, p. 224).
5 –
Un prophète de la vérité
Diogène mène une vie de rencontres et d’enseignement par la vie (et non par les idées).C’est une manière particulière d’assurer le service de la philosophie, une philosophie par le dialogue, voire, par le scandale.
Lucien Jerphagnon, plutôt que de parler à proprement parler de philosophie cynique, voit plutôt dans ce genre de vie philosophique, « une prédication, donnée par un ordre de frères mendiants » (Des dieux et des mots, Tallandier 2004, p. 186). Il parle aussi à leur sujet de propagandistes d’une véritable « révolution culturelle » (p. 186). Lucien les rapproche des prophètes : ne sont-ils pas les prophètes de la vérité ?
Epictère explique que le rôle du cynique, c’est la fonction d’espion, d’éclaireur, comme dans la vie militaire. Le cynique est envoyé comme éclaireur en avant, au-delà du front de l’humanité, pour déterminer ce qui, dans les choses du monde, peut être favorable à l’homme ou peut lui être hostile. C’est pour cela que le cynique, envoyé en éclaireur, ne pourra avoir ni abri ni foyer, ni même patrie. Il est l’homme de l’errance » (F.,p. 154) et du courage, le courage de la vérité (la parrésia).
Eh bien, voilà qui est plus édifiant qu’on ne penserait à première vue ! Nous sommes loin d’une Ecole philosophique sage et structurée ! Sommes-nous loin de l’itinérance de Jésus entouré de ses disciples, de Saint François et ses frères ?
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Qu’est-ce qu’un fait ?
Voilà bien, penseront certains, une question planante, telle que la philosophie se plaît à décortiquer avec délectation… et inutilité… ! On dira : mais on sait ce que c’est qu’un fait, quelle perte de temps à s’occuper de la chose. D’autres diront : on n’en sait rien et qu’importe, ce n’est pas une question vitale, et les raisons de vivre n’ont que faire de sa définition !
1 –
Et pourtant l’actualité la plus actuelle met devant nos yeux la falsification des faits : les pays en guerre en font une véritable arme militaire : Proche Orient, Ukraine. Au journal télévisé il y a toujours une chronique appelée « vrai ou faux » sur telle ou telle question ; Pour solutionner, on analyse les faits. Ces aléas de la vérité sont un signe de notre commerce contemporain avec la vérité.
Avec l’arrivée d’un nouveau régime de la vérité, appelé la post-vérité (l’après-vérité), une dispute s’est installée durablement dans notre vie sociale et personnelle. Pour faire bref, ce nouveau régime de la vérité fait peu de cas des faits, ou de la réalité des faits. Ceux-ci sont tellement entourés d’opinions et d’interprétations foisonnantes, plurielles, propres à chaque personne, propres à chaque école philosophique, propres même à tel parti politique, ou telle forme de régime politique (totalitaire, démocratique)…que le fait lui-même est noyé et perdu. En tout cas inatteignable. Nous prenons le risque en focalisant tout sur l’interprétation des faits, de « devenir étrangers à la réalité elle-même » (Claudine Tiercelin, La post-vérité, Editions Intervalles, p. 83).
2 –
Que le fait soit inatteignable absolument et directement, cela est vrai d’une certaine façon ! Il y a comme un saut à opérer de nos interprétations des faits, aux faits eux-mêmes. Un saut risqué dans le vide et l’effroi de ce qui n’est pas nous, qui est devant nous, et dont nous ne maîtrisons pas l’existence elle-même.
Ce saut dans le vide montre que l’homme n’est pas « maître et possesseur de la nature » sans reste, mais qu’il y a un « mystère » des choses, au-delà de notre maîtrise sur ces choses et de leur possession. Ce côté négatif est bien réel : il n’y a pas une parfaite adéquation entre la réalité et la pensée qui la pense. On ne peut pas dire que : le fait c’est l’interprétation du fait que j’en ai. Car le fait se « retire » (belle expression digne d’Heidegger) dans son mystère. Hegel dirait qu’il y a forcément un passage par le négatif dans l’établissement de la vérité des faits.
En ce sens, la post-vérité ne se trompe pas : elle « déconstruit » une conception trop naïve de la vérité, trop dangereuse aussi : il y a une distance entre le sujet qui se saisit des faits dans l’exercice de les penser, et les faits eux-mêmes.
3 –
Mais cela ne veut pas dire que les faits n’existent pas en soi, sous prétexte de mystère et de dépassement de nos capacités. La post-vérité le pense à tort.
Dans l’ère de la post-vérité, « le défi ne porte pas seulement sur l’idée de connaissance de la réalité, mais sur l’existence même de celle-ci. Le danger ne vient donc pas uniquement de ce que nous laissons nos opinions et nos sentiments trop empiéter sur notre conception de ce que sont des « faits » ou la « vérité », mais que ce faisant, nous prenons le risque de devenir étrangers à la réalité elle-même ».
Or, « comme se plaisait à le dire Russell : « Les faits représentent la limitation du pouvoir de l’homme ». Ils résistent en effet. Et c’est tant mieux, pour l’homme de reconnaître ses capacités réelles et leurs limites.
Si nous voulons donner un nom à la position qui consiste à reconnaître l’existence des faits, ce serait le « réalisme ».Nous visons le réel, et s’il nous échappe dans son mystère, nous nous risquons à reconnaître qu’il est, qu’il existe et nous précède.
Ce réel est « le seul guide (de notre connaissance)…c’est-à-dire quelque chose qui est totalement indépendant de ce que nous pouvons penser ou sentir à son propos » (p. 84).
4 –
On n’insistera jamais assez sur les conséquences morales, politiques, d’une ignorance des faits. Deux exemples venant de deux univers ô combien différents
Dans le régime totalitaire, (voir Orwell dans son fameux livre 1984) il n’y a pas de vérité objective, il y a la vérité qu’impose le parti et qui la présente comme vérité objective.
La démocratie elle-même n’est pas exempte du mésusage de la vérité : elle consiste à faire disparaître la vérité objective au sein d’un univers démocratique, au nom du « droit égal de chaque personne, de chaque citoyen à défendre son propre point de vue ».
Dans les deux cas – univers totalitaire, post-démocratie –, le projet est de « rompre toute relation entre le langage et la réalité, et empêcher tout accès à la vérité objective, de manière à détruire les conditions de la liberté » (p. 88).
Nous sommes maintenant convaincus de l’importance d’une réflexion saine sur le « fait », je l’espère ! Prochaine chronique sur le philosophe Diogène, ce sera plus réjouissant, vous verrez !
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Pourquoi philosopher ?
« À quoi sert la philosophie ». Question courante et effrayante, à laquelle on est bien obligé de répondre de temps en temps, car « ça se dispute » en effet. Et nous reprenons ces chroniques sur ce sujet du pourquoi de la philosophie.
Eh oui, c’est la rentrée aussi pour la célèbre chronique philosophique qui a déjà deux ans d’âge et qui s’est imposée dans l’univers de la pensée. (Blague).
1 –
Il faut expliquer pour ceux qui vont nous rejoindre, nombreux à n’en point douter (Blague) en quoi consiste la « dispute », et le titre de ces chroniques : « ça se dispute ». Ce n’est pas français en effet : on dit « ça se discute », mais le mot « dispute », est plus malin qu’on croit ! Elle nous renvoie au Moyen Âge. Rappelons en quoi consiste la disputatio médiévale.
Dans la première chronique, nous la présentions ainsi : « Si on connaît les disputes dans les ménages ou sous les préaux, on ne sait peut-être pas que la « dispute » (disputatio) était, dans les universités médiévales un acte philosophique et théologique important. Disputer d’une chose signifie la questionner, avec véhémence s’il le faut, voir les arguments de ceux qui sont contre, puis ceux qui sont pour, et risquer sa propre réponse et enfin reprendre de façon détaillée aux objections du début.. On arrive ainsi à faire advenir la vérité, qui d’emblée n’est pas évidente. Telle est la « dispute ».
Cette dispute s’impose au nom de la recherche de la vérité et du devoir de dire le vrai et de vivre en vérité. Car ce devoir de vérité ne peut pas être accompli seul, sans l’« entre-tien » avec les autres qui cherchent comme nous, la même vérité. La disputatio était une recherche de la vérité à plusieurs, d’où son inestimable valeur.
Les protagonistes de cette discipline partent du constat que « les discours indésirables sont en passe d’être « Interdits ». Chacun reste campé sur sa position. « Dans ce moment difficile, le savoir-faire médiéval de la disputatio s’avère précieux » (La Croix, 5 avril 22). « L’objectif de la disputatio n’est pas forcément de créer du consensus, mais de parvenir à un désaccord ou un dissensus éclairé (réfléchi »). L’exercice oblige surtout à ne pas s’enfermer dans ses convictions intimes – même si nous devons en avoir évidemment ». Nous en avons bien besoin dans nos cercles catho.
2 –
Eh bien, recommençons d’emblée ces chroniques avec la question du bien fondé de la philosophie. Pourquoi philosopher ? Et comme nos chroniques ont pour principe de toujours citer les auteurs, les grands de la philosophie, citons notre ami Descartes soi-même, notre philosophe national cocorico.
« Il peut paraître étonnant que les pensées de poids se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l’emprise de l’enthousiasme et de la force de l’imagination. Il y a en nous des semences de science, comme en un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination ; elles brillent alors davantage » (Descartes, Olympiques).
Citation magnifique, et dans quel français ! Mais enfin, il faut s’y reprendre sans doute à plusieurs fois pour entrer dans le sujet, car le langage des philosophes n’est pas celui entendu au café du commerce ! On peut retenir :
Il s’agit d’avoir des « pensées de poids », et donc ne pas en rester au bavardage par définition répétitif. Même si ça fait du bien de temps en temps de « causer pour rien dire » (dans le patois gâtinais : « causa por rin dire » : il y a une certaine profondeur aussi dans ces paroles inévitables lorsqu’on en a en société.
– La réflexion philosophique ne doit pas se prévaloir d’une mission condescendante auprès de ceux qui ne penseraient pas selon ses manières propres ou selon d’autres types de langage. Descartes pense, ici, que la poésie lui est supérieure ! Humilions-nous.
La supériorité de celle-ci lui vient de ce qu’elle est issue de l’enthousiasme (du délire) du poète, et, faisant appel à l’imagination, elle acquiert une grande force de persuasion, car les images nous remuent plus que les syllogismes. Elles sont « parlantes », parlantes à nos émotions, à nos sens, à notre corps et à notre cœur.
L’une et l’autre, la poésie et la philosophie, sont en nous toutes les deux réunies, comme des semences de feu contenues dans un silex, qui n’attendent que notre permission pour jaillir en étincelles. Où on voit donc que la philosophie elle-même contient du feu, et pas seulement la poésie. Descartes se refuse à choisir ou opposer deux types de langages qui n’auraient rien à voir entre eux. Intéressant donc, de voir ce rapprochement d’origine entre les deux – tirées du même silex -, et que la philosophie, elle aussi, joue avec le feu.
La seule différence – et de taille tout de même -, est que l’une use de raison (raisonnements, arguments…), et l’autre d’imagination (touchant les sens, les émotions, le corps et le coeur). La philosophie est donc l’usage de la raison au service de la vérité, et de la vie en vérité – la nôtre, très concrètement.
Mais qu’est-ce que la raison ? Aïe ! Une réflexion s’impose et nous demande de sauter dans une nouvelle dispute. Occasion de réveiller en nous « les semences du feu philosophique, contenues comme dans un silex ! Pas mal, non, Monsieur Descartes ! Un peu pompier peut-être.
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