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  • Lettre ouverte … à Elisée

    Mon cher Elisée,

    Après avoir écrit à ton maître Elie, c’est à toi que je m’adresse. Comme lui, tu vis dans le royaume du Nord, dont la capitale est Samarie. Rien ne te préparait à être prophète. L’appel d’Elie va bouleverser ton existence, et tu vas comme lui mener une vie errante.

    Comparaison frappante avec ton maître

    Une lecture superficielle des textes qui parlent de toi pourrait faire croire à une sorte de copie de l’histoire d’Elie. Comme lui, tu vas au secours d’une veuve dans le besoin ; comme lui, tu ressuscites un enfant : comme lui tu ne limites pas ton action au seul pays d’Israël : tu guéris un étranger, Naaman le général du roi d’Aram qui était lépreux ; comme lui, tu es en relations, parfois conflictuelles, avec les rois. Et il y aurait bien d’autres points de similitude.

    Un récit plus « populaire »

    Mais on dirait que tu es plus « réel » : tu es un laboureur quand Elie vient te chercher ; tu as des parents auxquels Elie ne te laisse même pas dire au revoir (1 R 19, 19-21), comme Jésus le fera pour un de ses disciples (Lc [Evangile selon Luc] 9, 61-62). Lors du miracle de l’huile (2 R 4, 1-7-), on « voit » la veuve remplir ses vases. De même pour l’histoire du fils de la Shounamite (2 R 4, 8-37), les circonstances de sa naissance, sa maladie, sa mort et la manière dont tu t’y prends pour le ramener à la vie, tout cela, c’est du concret. Si je n’avais pas peur de faire un énorme anachronisme, je dirais que c’est « filmable ».

    Tu guéris un général étranger

    Quant à l’épisode du général araméen Naaman dont j’ai parlé à l’instant (2 R 5, 1-37), il mérite qu’on s’y arrête. En quelques mots, résumons l’histoire. Ce général est lépreux. Sur les conseils d’une jeune esclave israélite, le roi d’Aram l’envoie au roi d’Israël pour qu’il le guérisse. Celui-ci croit à une provocation, mais tu interviens pour rappeler ta présence : « Il y a un prophète en Israël ! » Naaman vient te trouver. Sans te déranger, de façon désinvolte tu lui dis d’aller se baigner sept fois dans le Jourdain. Colère du général : les fleuves de Damas valent bien les eaux d’Israël ! Ses serviteurs le calment ; il finit par accepter de faire ce que tu lui demandes et le voilà guéri ! Plein de reconnaissance, il veut te combler de cadeaux, que tu refuses. Alors, il te demande la faveur d’emporter à Damas de la terre d’Israël, pour pouvoir n’offrir de sacrifice qu’au Seigneur de cette terre. Je note au passage la punition que tu infliges à ton serviteur qui a voulu profiter de la situation.

    Que tirer de cette histoire ? le « personnage » vers qui s’oriente le regard, c’est le Seigneur. Les rois, les généraux, lui sont soumis et toi, tu es son porte-parole et l’instrument de son action. Mais cette action est gratuite et malheur à ceux qui, indûment, veulent en tirer profit ! A bon entendeur salut !

    Tes exploits légendaires

    Je ne peux rapporter par le menu tous les exploits que tu accomplis par la force du Seigneur l’assainissement du potage empoisonné (2 R 4, 38-41), ou de la multiplication des pains, à laquelle l’Evangile de Jean, par la mention des pains d’orge, fera allusion (2 R 4, 42-44), la hache du bûcheron que tu arraches de l’eau du Jourdain en la faisant flotter (2 R 6, 1-7), le détachement araméen frappé d’aveuglement que tu amènes dans la ville même de Samarie et pour qui tu obtiens la grâce (2 R 6, 8-23), le siège de Samarie levé en semant la panique chez les Araméens (2 R 6, 24-7, 20)…

    Tu fais de la politique !

    Nous l’avons vu avec l’histoire de Naaman, le général syrien, ton action dépasse les simples frontières d’Israël : tu révèles à un certain Hazaël qu’il régnera sur Aram (2 R 8, 7-15). Cependant ton attention se porte prioritairement sur Israël. Ton maître Elie s’était opposé à Akhab. Toi, tu vas faire donner l’onction royale à Jéhu (2 R 9, 1-13) qui « liquidera », (et de quelle manière !) le reste de cette famille maudite par Dieu et s’attaquera au culte de Baal. Curieusement d’ailleurs, à partir de ce moment, il n’est plus question de toi dans ce second livre des Rois qui rapporte ton histoire.

    Est-ce que je peux te faire une confidence ? Je suis un Français du XXIe siècle et je ne suis pas à l’aise quand on mélange politique et religion, ou plus exactement quand un religieux comme toi a une telle influence sur la vie politique. Il faudra tous les aléas d’une Histoire qui se continue de nos jours pour opérer une vraie séparation, nécessaire à l’un et l’autre domaine. Cependant, ne faisons pas d’anachronisme : tu étais un homme de ton temps et ceux qui ont rapporté ton histoire étaient du leur, non du nôtre !

    Vont te suivre bientôt les prophètes écrivains

    Prophète d’actions, tu vas laisser la place aux « prophètes écrivains », qui, eux aussi, poseront des gestes symboliques : Amos, Osée, Isaïe, Jérémie et les autres. D’une manière ou d’une autre, vous êtes ceux que Dieu envoie devant lui pour se révéler aux hommes.

    Tu vivais au IXe avant J.C. Penses-tu qu’il y ait encore des « prophètes » de nos jours ? Avons-nous des yeux pour les découvrir et des oreilles pour les entendre ?


    Note pour une meilleure compréhension de la Bible

    « Dieu parle ». Qu’entendons-nous par là ? A priori, nous ne pouvons exclure des interventions particulières de Dieu auprès de telle ou telle personne. Par exemple, Paul (2 Co [2ème Epître aux Corinthiens] 12, 1-4) reconnaît avoir eu des révélations spéciales. Mais c’est exceptionnel. Il parle par les événements (l’histoire d’Israël en particulier) et la réflexion (la relecture) que les croyants, au long des siècles, ont effectué sur ces événements. D’où la place privilégiée du récit dans toute la Bible. Il parle par les prophètes, qui réagissent en face de telle ou telle infidélité du peuple et de ses dirigeants, ou telle situation difficile (Ezéchiel ou le 2ème Isaïe pendant l’Exil). Il parle par la prière du peuple (les psaumes). Il parle par la Sagesse accumulée pendant des siècles et jusque dans le cri de révolte de Job. Et il parle surtout, et de façon absolue et définitive , en Jésus Christ (He [Epître aux Hébreux] 1, 1-2). Mais, comme le dit St Léon le Grand, sa Parole grandit dans le croyant . Le chemin de la Parole de Dieu , y compris et surtout en Jésus Christ, n’est et ne peut être qu’ une parole d’homme . Vous avez dit « Incarnation » ?

    Joseph CHESSERON