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  • Lettre ouverte … à Salomon (2)

    Bonjour, Majesté,

    Pardonne-moi de t’avoir présenté dans ma première lettre sous un jour un peu défavorable. A ma décharge, je dois dire que c’est la Bible elle-même qui te présente ainsi, du moins au début.

    Ton image se transforme

    En effet, à un moment donné, voilà que le ton change radicalement. Ton image se transforme. Le roi sans pitié devient le confident de Dieu (1 R [1er livre des Rois] 3, 1-15), lors d’un songe, naturellement ! Le souverain qui prend sa place dans le concert des nations (tu épouses une fille du Pharaon) ne demande pas au Seigneur les richesses, la gloire et la puissance, mais la sagesse pour gouverner son peuple, le peuple qui appartient à Dieu. Et le Seigneur te sait gré d’avoir fait un tel choix et tu deviens, pour la suite des temps, le roi sage par excellence.

    Ton « Jugement » devenu proverbial

    Pour montrer ta sagesse, (du moins celle qu’on t’attribue, puisque, dans ce récit, tu n’es jamais nommé), le 1er Livre des Rois raconte une histoire dont le titre est passé dans le langage courant : le jugement de Salomon ! Mais on se trompe complètement quand on lui donne le sens de « couper la poire en deux » ; c’est juste le contraire ! Rappelle-toi (1 R 3, 16-28) : deux prostituées sont venues devant toi pour que tu tranches entre elles. Elles habitent ensemble et ont mis au monde le même jour chacune un garçon. Elles dorment ; l’une d’elles étouffe le sien dans son sommeil. Au matin, s’en rendant compte, elle prend l’enfant vivant de sa compagne et lui substitue l’enfant mort. L’autre, à son réveil, voit que ce n’est pas son fils. Toutes les deux font appel à toi. Comment vas-tu trouver la vraie mère de l’enfant vivant, sinon en proposant d’en donner une moitié à chacune ? La fausse mère est d’accord, alors que l’autre est toute bouleversée à la pensée de voir mourir son enfant : elle préfère le donner à l’autre. La sagesse que tu as reçue de Dieu t’a fait découvrir qui était la vraie mère.

    Bon administrateur et grand bâtisseur

    Cette sagesse, tu la montres d’abord en mettant en place toute une administration de ton royaume, pour le bonheur de tous (1 R 4, 1-20). C’est du moins ce que disent tes historiens officiels. Nous verrons, à la fin de cette lettre, que d’autres donnent de ton règne une vision moins idyllique.

    Tu fais alliance avec Hiram, le roi de Tyr (1 R 5, 15-32), qui va te permettre de réaliser l’œuvre de ta vie : la construction du Temple. Il te fournit non seulement les matériaux (pierres et bois de cèdre du Liban), mais aussi les ouvriers qualifiés pour cette construction. Je n’entre pas dans le détail de cette œuvre majeure, pas plus que dans la description de tes palais (1 R ch. 6 et 7).

    La Politique au service de la Religion, ou l’inverse ?

    Tu organises une grande fête pour l’installation de l’Arche de Dieu dans le Temple (6). Ton image de roi très pieux et obéissant à Dieu s’en trouve renforcée. Ce faisant, tu réalises une excellente opération politique : les autres lieux de culte s’en trouvent dévalorisés ; Jérusalem devient vraiment la capitale des deux parties du royaume et toi, d’une certaine manière, tu mets Dieu à ton service en ayant l’air de l’enfermer dans un édifice que tu as construit. Certains, chez les prophètes, te le reprocheront. Dieu lui-même te fait savoir qu’il ne se sent pas prisonnier de cette Maison, si tes descendants en viennent à faire le mal (1 R 8, 1-66). Et Jésus lui-même ne prendra-t-il pas ses distances avec le Temple dans son dialogue avec la Samaritaine (Jn [Evangile selon Jean] 4, 20-24) ?

    Ta Sagesse dans l’espace et dans le temps

    De ton vivant, la renommée de ta sagesse dépasse les frontières de ton Royaume : la tradition rapporte que la Reine de Saba (1 R 10, 1-13) est venue te voir pour te mettre à l’épreuve : elle est repartie chez elle comblée de cadeaux et éblouie par tes réalisations. Après ta mort, ta réputation de Sage sera telle qu’on t’attribuera des livres qui ont été écrit des siècles après toi, par exemple le livre des Proverbes ou celui de la Sagesse.

    Inquiétude pour l’avenir

    Cependant, voilà que les nuages s’amoncellent sur la fin de ton règne. Tes relations internationales (1 R 11, 1-13), suivant la coutume de l’époque, t’ont amené à te constituer un fabuleux harem de femmes étrangères (sept cents femmes et trois cents concubines !). Elles te détournent du Seigneur et t’entraînent vers d’autres dieux.

    Le spectre de l’éclatement de ton royaume se dresse par l’annonce que t’en fait le Seigneur lui-même. Menaces à l’extérieur (1 R 11, 14-25), mais surtout menaces à l’intérieur. Tes fastes et tes palais coûtent cher et ta belle administration fait sentir sa poigne sur les gens. Un jeune chef de corvée, qui fera parler de lui, Jéroboam(1 R 11, 26-40), se révolte contre toi. Un prophète lui annonce de façon imagée qu’il deviendra roi sur les dix tribus du nord. Tu cherches à le faire mourir mais il s’enfuit en Egypte d’où il reviendra en son temps (1 R ch 12), c’est-à-dire après ta mort, quand ton fils Roboam, prenant ta succession, refusera d’écouter la plainte du peuple contre ton administration. Jéroboam prendra la tête de la révolte et deviendra roi à Sichem.

    Quoi te dire, pour terminer cette lettre ? Tu as sans doute été un grand roi, mais, comme tout être humain, tu as montré tes limites et tes faiblesses. Ceux qui ont raconté ainsi ton histoire ont, sans nul doute, voulu rappeler que, en Israël, il n’y avait qu’un seul Roi, le Seigneur, et que tu ne l’étais que par délégation. Saine réflexion sur le pouvoir, sur tout pouvoir !

    Adieu, Majesté ! Puisse ta sagesse continuer à éclairer notre monde !

    Note pour une meilleure compréhension de la Bible

    « On ne prête qu’aux riches », dit le proverbe. Cela se vérifie d’un bout à l’autre de la Bible à travers un procédé que les spécialistes ont appelé « pseudépigraphie » : un auteur anonyme (ou bien la tradition) attribue ses propres écrits à un auteur ou à un personnage connu. Aujourd’hui, si je m’imaginais de publier un roman sous le nom de G. Simenon, je serais passible des tribunaux. Dans les temps bibliques, c’était au contraire une manière à la fois de rendre hommage à ce personnage connu et aussi de se reconnaître comme de sa descendance dans le domaine de la pensée. Nous avons vu que les Psaumes sont attribués à David, le roi compositeur et musicien. Tout naturellement, la littérature de Sagesse (Proverbes, Ecclésiaste, Sagesse, dite de Salomon et le Cantique) a été attribuée au roi, sage par excellence, Salomon, alors que, manifestement, il ne peut pas en être l’auteur. le livre de la Sagesse date du 1er siècle avant notre ère. Cela ne change rien au caractère canonique de ces écrits (ils font bien partie de la Bible) ni à leur « inspiration » : l’Eglise (ou les Eglises) leur reconnaissent le caractère de Parole de Dieu.

    Joseph CHESSERON