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  • Que la conversation reparte !

    Comme beaucoup, je pense que je n’ai jamais autant eu à parler que pendant ce long confinement : j’ai « ployé » sous le nombre de messages reçus et envoyés. Je n’ai jamais autant usé des médiations informatiques et téléphoniques !

    On a parlé ! Mais était-ce de la conversation ? Certains m’ont dit que oui : dans ces messages, beaucoup de soi était partagé, discuté, et notre amour des autres ou leur amour pour nous ont été une très belle expérience qui restera dans nos mémoires, tant cet événement fut – est ? – exceptionnel.

    Mais était-ce de la conversation ? Pas vraiment selon moi. Les produits médiatiques ne peuvent donner que ce qu’ils sont : des médiations. Or la conversation, c’est le direct ! En effet la conversation, c’est une affaire de « chair » : elle met en branle l’esprit, évidemment, mais non sans la vue, non sans l’écoute. La vue et la parole sont bien des médiations, mais naturelles. Bien plus, interviennent les sensations diffuses émanant des corps, lorsqu’ils se rencontrent sans médiations aucunes. C’est ce qui fait évidemment le charme d’une conversation réussie.

    Se passer des médiations artificielles, ne va pas sans crainte. Le direct a ses risques : Serai-je bon ? Oserai-je dire ceci ? Supporterai-je qu’on me dise cela ? Si en plus des rapports d’autorité s’en mêlent, ou des conversations avec de grandes et belles personnalités, les risques d’une parole qui ne serait pas à la hauteur, augmentent et la crainte aussi.

    La conversation directe pourrait avoir de la peine à redémarrer en ce temps de déconfinement : il faudra la reprendre, car elle a en grande partie disparue du paysage ! Que sont devenues la conversation avec son médecin (maintenant téléconsultation), avec son banquier, avec les commençants (drive, achats internet), avec son libraire (amazon !), dans son entreprise (télétravail, videoconférences. Avec ces médias aux noms étranges, sortis d’un nouvel univers : WhatsApp ; Skype, Zoom, Streaming, Ebooks… !

    Heureusement, reste, immuable, la conversation chez son coiffeur ! Espérons qu’elle ne sera, celle-là, remplacée par rien. On ne coiffe qu’en direct !

    Le direct « charnel », fait partie de la texture de notre vie sociale. Cela se vérifie peut-être davantage dans la vie rurale où nous sommes davantage séparés les uns des autres et où le besoin de converser est plus vif. Deux paysans qui se rencontrent au coin d’un champ en descendant de leurs énormes machines, ou bien sur le marché aux bestiaux (là aussi, on est dans l’autrefois, hélas)… ne peuvent pas ne pas engager la conversation ! Quelquefois on n’a pas toujours grand-chose à dire, mais on dit ! Dans la sagesse populaire si intelligente, on dit qu’on « cause pour rien dire » (patois : causa por rin dire !). C’est là la plus belle définition de la conversation ! Elle n’a pas de but, sinon l’autre qu’on rencontre.

    J’ai la chance d’animer chaque mois, une conversation philosophique dans le cadre de l’Espace Saint-Hilaire à Niort. Nous réunissant pour échanger sur des sujets qui en valent la peine, en nous aidant de grands penseurs, que cherchons-nous ? L’utilité ? – mais qui croit que la philosophie soit utile ? Briller, - mais on s’aperçoit vite de ses limites, ou les autres vous les rappellent parfois charitablement ! - . Devenir intelligent ? De toute façon tout le monde croit l’être ! L’amitié de la conversation, c’est elle le but ! Magnifique gratuité !

    La conversation arrive lorsqu’on ne recherche plus l’effet. « Passer du dialogue à la conversation, c’est tenter de passer du débat au vivre ensemble, de la confrontation, même amicale, à la collaboration » dit un auteur. « Quand est-elle née et quand les hommes ont-ils été assez humains pour se réunir et se parler les uns les autres, sans fiel, sans aigreur, et qui plus est, sans avoir rien à dire » ? Causer pour rien dire !

    Une citation pour se faire plaisir, et pour se convaincre de la rare beauté d’une conversation réussie : « La conversation ce n’est pas toute parole qui sort de la bouche de l’homme… c’est le superflu de la parole humaine, c’est toute parole qui n’est pas proférée par la colère, par l’ambition, par la vanité, par les passions mauvaises ; ce n’est pas un cri, ce n’est pas une menace, ce n’est pas une plainte, ce n’est pas une demande, ce n’est pas une prière ; la conversation et une espèce de murmure capricieux, savant, aimable, caressant, moqueur, poétique, toujours flatteur même dans son sarcasme ; c’est une politesse réciproque que se font les hommes les uns les autres » (p. 244).

    Nous parlons de conversation dans cet article, tandis que nous sommes astreints au masque ! Quel paradoxe ! Voilà bien une chose embêtante pour converser ! Même là, tirons du port des masques, quelque bénéfice pour la conversation (outre évidemment leur utilité sanitaire). On dit que le philosophe « français » par excellence, René Descartes, avait cette devise : « je m’avance masqué » ! On n’a jamais trop su ce qu’il entendait exactement par là : voulait-il se protéger ? Probablement : protéger sa pensée de toute profanation, de toute condamnation. Il s’agissait de se faire respecter. Et le respect suppose beaucoup de réserve, de solitude volontaire…

    Un vœu : que la période masquée que nous vivons, nous permette, de nous respecter davantage. Pourquoi pas ! Avançons tous masqués, et vous verrez, la conversation n’en sera que plus belle ! Oui, que la conversation reparte, la charnelle, l’amicale !

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    Autre citation qui convient incroyablement bien à notre atelier :

    « La plupart des grands ouvrages de cette littérature ne sont, à dire vrai, que des conversations de génie. Qu’est-ce, je vous prie, que l’Iliade, sinon la conversation du poète avec sa Muse qui lui raconte la colère d’Achille ? Qu’est-ce que la tragédie de Sophocle ou d’Euripide, sinon la conversation de tous les héros d’Homère évoqués sur le théâtre ? Et la comédie d’Aristophane, sinon la conversation de tous ces frivoles citoyens d’Athènes qui viennent se montrer au grand jour, tels qu’ils sont en effet, coléreux, vaniteux, menteurs, curieux, faquins, flâneurs, paresseux avec délices, bavards, surtout bavards comme des pies ? Et les dialogues de Platon, qu’est-ce autre chose je vous prie, sinon une conversation philosophique de ses disciples avec l’esprit de Socrate ? La Grèce est une conversation universelle » (W. Duckett, Dictionnaire de la conversation, cité dans « Histoire de la conversation », p. 242).

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    Les philosophes sont des gens qui pensent, ce sont des « pensifs » ! Comme tout homme pense, si du moins il s’en donne l’effort et s’il y est préparé, tout homme est philosophe ! Il n’y a pas à redouter a priori cette discipline, d’autant qu’elle a gagné beaucoup de gens ces dernières années.
    Ceci dit, la philosophie n’est pas n’importe quelle pensée : elle se donne des moyens de réflexion rigoureux : être logique dans ses réflexions, aller jusqu’aux causes des choses, s’interroger sur le pourquoi des choses, leur mystère, leur valeur, leur actualité.
    Quant à ces « choses » pensées, ce sont les réalités existantes : un beau tableau, une bonne action, une vie vraie, la nature, le temps, le « moi ». Et jusqu’aux « questions-limites » : Dieu, l’âme, l’être, dans la mesure où nous trouvons qu’elles sont « étonnantes » et intéressantes à connaître. Aristote l’a mieux dit que tout le monde : « Les hommes ont commencé à philosopher, maintenant comme à l’origine, mus par l’étonnement ».
    Notre atelier mène une démarche commune – on ne philosophe par en chambre uniquement -. Son principe c’est la conversation. Pas une conversation de salons, ni un colloque de savants, mais ce qu’on a joie à partager avec d’autres ayant les mêmes objectifs que nous. On s’aperçoit alors que la conversation aide incroyablement à la compréhension, et surtout au bonheur de penser !
    La base de notre travail commun, ce sont les textes des philosophes eux-mêmes, mêlant les anciens (les Grecs, les Médiévaux) et les modernes ou contemporains. Nous faisons le choix de converser non pas à partir de ce que nous pensons, mais à partir de ce que d’autres pensent, à condition qu’ils soient illustres ! C’est un choix, on a le droit !

    Jacques Brèchoire