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  • Lettre ouverte à Samuel

    Mon cher Samuel,

    Avant de t’écrire, je me suis renseigné sur toi et me voilà tout perplexe. Qui es-tu ? un Juge, comme ceux à qui j’ai écrit récemment ? un Prophète comme Nathan, le mentor de David ? Dans les deux livres qui portent ton nom, mais qui, en fait n’en font qu’un, [1]. on ne te donne pas ce nom habituellement mais celui de « voyant » (1 S [1er livre de Samuel] 9, 9) Personnage de transition, souvent en position inconfortable, assis entre deux chaises, homme charnière, voilà comment on peut te caractériser.

    Ce que nous savons de toi est un mélange de récits populaires, de légendes à fond historique, repris par un ou plusieurs auteurs voulant délivrer un message sur Dieu, sur le peuple choisi, sur la place particulière de ce personnage qui apparaît maintenant dans l’histoire d’Israël : le Roi, en l’occurrence Saül puis David. Toi, Samuel, tu vas tenir un rôle essentiel dans la mise en place de cette nouvelle institution.

    Ta naissance

    Au temps où tu apparais, les ennemis principaux du peuple d’Israël, ce sont les Philistins, bien distincts des autres peuples de Canaan. Ils occupent la côte orientale de la Méditerranée . Ils maîtrisent la fabrication du fer et sont des guerriers redoutables. Ta naissance (1 S 1, 1-2,11), comme bien d’autres personnages bibliques, prend un caractère extraordinaire. Anne, celle qui deviendra ta mère, est stérile, alors que l’autre femme de son mari Elqana a de nombreux enfants et la méprise. A l’occasion d’un pèlerinage annuel au sanctuaire de Silo [2] elle est venue prier pour que Dieu la guérisse de sa stérilité. Sa manière de prier intrigue le prêtre Heli et, après explications, il demande au Seigneur d’être favorable à sa supplication. Effectivement elle devient enceinte et promet de te consacrer au Seigneur, ce qui est fait juste après ton sevrage. Lors d’un autre pèlerinage, elle te confie à Héli et tu deviens, dans le temple, une sorte d’enfant de chœur. L’auteur de ton histoire met dans la bouche de ta mère un cantique qui conviendrait plus pour la naissance d’un futur chef de guerre. Ce chant nous intéresse pourtant, car on y retrouve des paroles dont s’est inspirée Marie, la mère de Jésus, et que nous appelons le « Magnificat »..

    Dieu t’appelle

    Héli est sans doute un brave homme, mais ses deux fils sont des vauriens. Ils rançonnent les pèlerins et leur père, par faiblesse, les laisse faire. C’est pourtant de cet homme faible, lâche, dont le Seigneur va se servir pour ton appel, ta vocation.( 1 S 3, 1-4, 1-) Une nuit, Dieu t’appelle par trois fois. Tu crois que c’est Héli et tu vas près de lui. La troisième fois, Héli comprend qui s’adresse à toi et te dit : « S’il t’appelle, tu lui diras :’Parle, Seigneur, ton serviteur écoute’ ». C’est ce que tu fais au quatrième appel. Le message que te confie le Seigneur est un message de malheur que tu as de la peine à révéler à Héli : la défaite d’Israël contre les philistins, la mort des fils d’Héli et surtout la prise de l’Arche d’Alliance. Ce qui arrive effectivement et te fait reconnaître comme Juge sur tout Israël.

    Qui donne la victoire ?

    Je fais l’impasse sur les pérégrinations de l’Arche (1 S 4, -7, 1 -), porte-malheur quand elle réside chez les Philistins , porte-bonheur chez les Israélites. On pourrait y voir des traces de magie, mais n’est-ce pas, de la part de ceux qui ont, bien plus tard, raconté ton histoire, une manière d’inviter le peuple à la fidélité à l’égard du Seigneur, dont l’Arche est le signe visible de sa présence ? .Lui seul peut donner la victoire à son peuple. D’ailleurs, le seul moment où tu pourrais ressembler à chef de guerre (1 S 7, 2-17-) en battant les Philistins et t’attribuer le mérite de la victoire, tu apparais plus comme un prophète appelant le peuple à la conversion et un prêtre construisant un autel pour le Seigneur.

    Un roi Pour Israël ? Tu n’es pas d’accord !

    Comme le prêtre Héli, tu n’as pas de chance avec tes propres enfants (1 S 8, 1-22-). Devenu vieux toi-même, tu les établis juges sur Israël mais « dévoyés par le lucre, acceptant les cadeaux, ils font dévier le droit ». Ecœurés, les anciens d’Israël viennent te demander d’établir un roi « comme les autres nations ». Tu n’es pas d’accord, car, pour toi, il n’y a qu’un roi sur Israël, c’est le Seigneur. Tu as beau faire un portrait des plus calamiteux de la royauté, rien n’y fait. Même le Seigneur te dit d’accéder à leur demande.

    Investiture de Saül

    1er récit

    Il faut dire que la manière dont la Bible raconte l’investiture du premier roi est assez surprenante. Un premier récit nous raconte l’histoire d’un beau et grand jeune homme appelé Saül, de la tribu de Benjamin, parti à la recherche de ses ânesses égarées (1S 9, 1-10-16-). Apprenant l’existence d’un « voyant » dans le village où il arrivait, il décide de le consulter. Ce « voyant », c’était toi, Samuel ; mais le Seigneur t’a prévenu de son arrivée et te l’a désigné comme celui qu’il a choisi pour être roi. Tu l’invites à un repas sacrificiel, non sans l’avoir rassuré sur le sort des ânesses. Tu l’étonnes en lui laissant entrevoir son destin, tu lui donnes la première place et le meilleur morceau du festin, puis, quasiment en secret, tu lui donnes l’onction royale. Quant à Saül, il rentre chez lui sans parler à personne de ce qui lui est arrivé. Drôle de roi et drôle d’histoire où toi et le Seigneur, vous tenez la première place.

    2ème récit

    Même chose dans le deuxième récit (1S 10, 17-27–). C’est le Seigneur qui convoque le peuple pour accéder, à contre cœur, à sa demande : « Tu nous donneras un roi. » Tu procèdes au tirage au sort, tribu par tribu. Le sort tombe sur celle de Benjamin, puis, finalement, sur Saül caché comme un grand dadais au milieu des bagages. Le peuple l’acclame, mais toi, tu lui rappelles les droits de la royauté. Tu renvoies le peuple et Saül rentre chez lui presque comme si rien ne s’était passé.

    3ème récit

    Il en va tout autrement dans le troisième récit, du moins apparemment. Dans une guerre contre les Ammonites, c’est Saül qui prend l’initiative de convoquer le peuple et qui va le mener à la bataille. Sa manière de faire est pour le moins étonnante. Est-ce que, d’abord, nous pouvons imaginer un roi revenant derrière ses bœufs de labourer son champ ?Et ensuite intimer l’ordre au peuple de se rassembler pour la guerre en tuant ses bœufs, en les partageant et en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce que l’on fera à ses bœufs ! » ? Mais le Seigneur et toi, vous reprenez vite l’initiative : c’est lui, le Seigneur, qui oblige le peuple à suivre Saül « comme un seul homme » (11, 7) ; tu interdis le meurtre des opposants à Saül en proclamant que « le Seigneur, aujourd’hui, a remporté une grande victoire en Israël »(11, 13), et c’est toi qui convoque le peuple pour le « renouvellement de la royauté » (11, 14).

    Tes déboires avec Saül

    Il faut reconnaître qu’avec Saül, tu as eu bien des déconvenues et que le choix de Dieu ne semble pas avoir été très judicieux, comme il le reconnaîtra lui-même plus tard. Ce roi choisi si laborieusement a accumulé les bévues et les fautes.

    - Par manque de confiance, il usurpe ta fonction de sacrificateur (1 S 13, 1-15) et tu lui annonces (déjà !) son rejet par le Seigneur et son remplacement.

    - Alors que son fils Jonathan (qui deviendra un jour l’ami de celui qui va le remplacer) a battu les Philistins et, sans le savoir, n’a pas respecté un serment que son père avait fait inconsidérément, Saül menace de le tuer, c’est le peuple, plus sage que le roi, qui le sauve en disant : « C’est avec Dieu qu’il a agi aujourd’hui même » (1 S 14, 1-45).

    - Dans une guerre contre Amaleq, il ne respecte pas un ordre important venant du Seigneur lui-même (1 S 15, 1-35-). C’est pour toi l’occasion de la rupture définitive avec Saül, malgré ton chagrin.

    - Vous ne vous reverrez que par-delà ta mort (1 S 28, 1-25) : Saül a interdit de consulter les magiciennes ; se trouvant en grand danger, il va pourtant en voir une pour t’évoquer. Ce sera votre toute dernière entrevue, où tu lui annonces son rejet définitif par le Seigneur .

    Le choix de David

    Il faut donc pourvoir au remplacement de Saül. Dieu t’envoie chez un certain Jessé de Bethléem (1 S 16, 1-13-). (Nous l’avons brièvement mentionné dans la lettre à Josué : il est le descendant, par Booz et Ruth, de Rahab, la prostituée qui sauva les espions envoyés par Josué).

    Au cours d’un repas sacrificiel familial, tu vois un premier fils, un grand et bel homme et tu penses que c’est lui le ‘messie du Seigneur’ mais Dieu le rejette en disant une parole si souvent reprise en catéchèse : « L’homme regarde le visage, mais Dieu regarde le cœur. » Tu passes en revue sept des fils de Jessé ; il en manque un, David, le plus jeune en train de garder le troupeau. Tu l’envoies chercher : un gamin au teint clair, un beau gosse en somme. C’est lui que le Seigneur a choisi, lui, le plus petit. Déjà, le choix divin se fait selon ce que Paul écrira aux Corinthiens (1 Co 1, 29) « Ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ». Tu lui donnes l’onction royale et, à partir de ce jour l’esprit du Seigneur est sur David.

    Mais aussi, à partir de ce jour, tu reviens chez toi à Rama. On ne parle de toi que dans un épisode bizarre que nous reprendrons dans la prochaine lettre à David (1 S 19, 18-24). On mentionne aussi ta mort (1 S 28, 3). Confident de Dieu comme Moïse, tu as rempli ta tâche, et, comme un bon serviteur, tu t’effaces. Tu laisseras David grandir, s’affronter avec Saül. D’une certaine manière, ton silence final annonce l’attitude même de Dieu laissant les hommes prendre leurs responsabilités.

    Merci, Samuel, d’avoir été pour nous le modèle du serviteur inébranlablement fidèle, de ton enfance jusqu’à ta mort.

    Note pour une meilleure compréhension

    Les auteurs qui ont rassemblé, plusieurs siècles après, toutes ces traditions diverses sur la fondation de la royauté en Israël avaient en mémoire, et peut-être sous les yeux, ce que fut réellement la royauté au cours de l’histoire : un mélange de bon et de moins bon, et souvent de pire. Quand nous écrirons aux prophètes, nous rappellerons ce qui se trouve déjà dans les livres de Samuel : en Israël, les rois ne sont rois que par procuration (voir 1 S 12, 1-25) ; il tiennent leur pouvoir du seul Seigneur. Comment ne pas penser au dialogue de Jésus avec Pilate sur la royauté (Jean 18, 33-38), une royauté, une « maîtrise » dont il a donné l’exemple paradoxal en lavant les pieds de ses disciples. A l’époque des rois d’Israël comme aujourd’hui, Dieu met les choses sens dessus dessous, comme il est dit dans le Magnificat (Luc 1, 52) : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles ». Il reste bien du travail à faire pour que les pouvoirs, quels qu’ils soient, soient aujourd’hui, « évangélisés ».

    Joseph CHESSERON